Une enfance au creux des mots

Ces récits de vie en terre wallonne explorent les rapports entre le monde fermé des adultes et celui ouvert de l'enfance.

Fiche

Année
2005
Édition
Couleur Livres

Extrait

Corps fluvial

La Meuse coule en moi. Depuis l'aube. C'est mon fleuve intérieur. La matrice de mes voyages. J'ai grandi sur son flanc gauche, à hauteur d'un méandre où ses eaux jappent contre la berge. Désobéissante, vigoureuse, sujette à des sautes d'humeur, elle me ressemble. Et les hommes l'ont punie, domestiquée, canalisée.

Nous aimions tant errer sur les terrains vagues, vastes éponges vertes qui la bordaient. Nous aimions parcourir les dunes, y faire du rodéo à vélo et nous aventurer sur le vieux pont de bois qui nous emmenait dans l'île. Robinson, c'était nous.

Bétonné ! Ils ont tout bétonné, vendu, loti, construit, transformé en parc industriel, en voie rapide. Adieu, lenteur, adieu, lagune ! L'herbe folle serait-elle une insulte ?

Ô Meuse, comment dire tes chalands immuables, tes péniches pénardes, tes reflets voyageurs, le ciel qui se désaltère en toi, les saisons qui se noient dans ton lit, tous nos souvenirs que tu enfouis, la nonchalance que tu nous communiquais et cette envie de partir ailleurs. Parfois, certains petits matins de brume, ton corps fume étrangement, comme une flamme grise, effaçant les façades muettes. Ma belle vallée fertile, hantée d'histoires, de vignobles oubliés… Val d'Ombret, la petite ombre bien nommée. Chemin d'éternelle traverse où les bateliers promènent, loin de la cohue du monde, leur maison-poème comme une âme lente sur les fortes eaux.

Ce sont des jours d'allante Meuse où se perdre au bord des éléments. On y prit langue et mousse et racine. On s'envolera, un jour, le pays porté dans la doublure des choses. Corps fluvial dans mon corps charnel. Paroles et pelage d'eau. Moi, depuis l'enfance, je m’emmeuse.