La Boucle

Le grand secret tome 1

L’histoire se passe dans un futur proche. Un demain dans lequel les nations ont fait leur choix quant au comment réagir à quelques-unes de ces grandes menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’humanité. Parmi les réponses spectaculaires données à ces « dangers » et dont les effets sertissent indirectement le récit, il y a ces lois qui imposent la dissolution des cultes aux structures non démocratiques, les limitations de tous les déplacements routiers à des zones régionales, l’interdiction du trafic aérien autre que militaire, et surtout ce pèlerinage non confessionnel que les États ont érigé en une obligation civile incontournable. “ L’autoroute du salut “ c’est ainsi qu’est nommé le circuit de ce pèlerinage, consiste en un immense parcours né de la mise bout à bout de la plus part des anciens réseaux autoroutiers. Un long ruban qui développe ses milliers de kilomètres au cœur du vieux continent et que tous appellent “ La boucle “ Le récit nous fait suivre un père et son fils qui se lancent ensemble sur la boucle pour faire comme la règle les y oblige, leur pèlerinage. Un projet qui se présente comme simple, mais que de nombreux imprévus, de mystérieux secrets et de lourdes vérités vont très vite venir compliquer. Ce qui ne devait être qu’une formalité prend les accents d’une expédition, ce qui n’était qu’un voyage prend les tonalités d’une aventure vraiment très particulière… “ LA BOUCLE “ en tant que roman est le premier volet d’une histoire qui en comportera deux. Ce premier tome est un lever de rideau en forme de « road story » qui narre la naissance d’un héros, et ce, depuis l’aube sombre de ses ignorances jusqu’aux prises de conscience qui éclairent son éveil.

Fiche

Année
2010

Extrait

On connaît tous ces lieux où l’on est obligé de se rendre pour accomplir d’interminables démarches administratives. On s’y retrouve n’être plus qu’un point de la masse et d’y être à faire comme tout le monde : essayer de passer cette épreuve le plus rapidement possible ! Chacun le fait le plus intelligemment qu’il peut, en aiguisant ses réflexions ou sa roublardise, mais tôt ou tard, malgré les mètres gagnés dans les filles, dans les queues, dans les couloirs à guichets, les portes à tickets, les salles où l’on vous appelle les uns après les autres, si l’on a un tant soit peu d’objectivité, on se doit reconnaître qu’en définitive on est toujours inéluctablement perdant devant le système et ses absurdités.

Parfois c’est un simple panneau de renseignement manquant qui nous piège, un bureau mal indiqué, un ticket égaré, un plan mal fait, un bordereau que l’on ne retrouvera jamais, ou n'importe quelle autre raison stupide, logique ou idiote que le sort nous impose, mais le plus souvent, il faut bien en convenir, ce sont les employés de la machine eux-mêmes qui, ayant perdu le sens d’une certaine réalité de la vie, font de ces endroits qu’ils hantent que l’on s’y retrouve en enfer.

John et Michel savent très bien tout cela et ils ont eu le temps de ressasser comme un vécu personnel ces différentes réflexions. Car hélas pour eux, ça y est, ils y sont dans cet enfer ! Ils y sont comme des milliers d’autres, comme tous ceux qui doivent rassembler les nombreux documents nécessaires à pouvoir se lancer dans la boucle du pèlerinage et pour cela passer les examens, montrer patte blanche et, pire que tout, subir l’interminable passage en cortèges de toutes ces secondes terribles qui s’évanouissent en ne servant à rien, à rien du tout, et s’en vont mourir à l’inutile, comme si une raison supérieure et incompréhensible l’avait décidé pour elles et pour vous.

John et Michel pour tenir le coup au royaume de l’attente se parlent de n’importe quoi. Des mots stupides débités en tranches fines, des phrases sans suite, mais qui font un bruit de bouche, une purée compacte pour les oreilles et qui bourre le silence de banalités partagées plutôt que de laisser place à ces errances sombres qui peuple d’habitude la solitude désespérante des attentes muettes.

La grande administration du pèlerinage ce sont des kilomètres de couloirs, des salles et des salles qui se succèdent dans un bâtiment qu’aurait dessiné un architecte stalinien un soir de bar ouvert. Difficile d’imaginer que l’on puisse encore se laisser aller à construire de tels dédales, de tels alignements stupides et froids où l’homme est ramené au rang d’anecdote biologique sale et grouillante face aux fuyantes rectilignes et propres d’un univers si parfaitement agencé.

Ils sont donc quelque part au cœur de ce monstre, et comme d’autres, ils y sont prostrés, résignés dans l’attente et dans l’obligation qu’ils ont d’être là. Devant eux une porte grise comme toutes les portes du bâtiment arborant pour toute originalité un numéro soigneusement appliqué en chiffres noirs. Elle est bien sûr soigneusement fermée et un panneau posé juste à côté dit tristement «sonner et attendre, ici » ils ont sonnés, et le faisant ont tacitement accepté de subir leur sort. C’est infini, interminable et frustrant, mais ils attendent néanmoins comme le font toutes ces ombres qui sont elles aussi assises, debout, effondrées quelque part dans les boyaux de cette nef.

À force, de patienter, finalement un type vient ouvrir et les fait entrer. Il est blême, propret et son petit juste au corps de laine aux couleurs criardes et si ridiculement laides lui donne un air minable. À l’observer, on sent directement qu’il voit d’un mauvais œil ce handicapé qui avec sa chaise roulante va changer l’ordonnance de son bureau. Mais le bureaucrate en vieil habitué de la transparence de son rôle ne dit rien. Il se penche sur son clavier et comme tous les fonctionnaires du monde qui font une tâche sans amour, sans envie, sans raison, pose ses questions avec froideur, tristesse et misérabilisme.

Échange de papiers, de formulaires, de précisions inutiles et futiles, il ne peut s’empêcher d’afficher malgré lui son contentement de voir s’accomplir sans faille son devoir sans âme. À la fin de l’entretien, après avoir soigneusement battu son bureau des feuillets qu’il aligne dressés pour qu’aucun ne dépasse, en guise d’estocade, et avec cette fois une esquisse très vite avortée de sourire, il leur tend un bordereau sur lequel il vient d’inscrire avec un certain cynisme en tout petit et de son écriture saccadée de larbin fonctionnel, l’adresse d’un autre bureau.

Alors, ils bougent, se déplacent, se pressent jusqu'à ce que devant eux, portant son numéro elle aussi, se tienne muette et immobile une nouvelle porte triste comme toutes les autres. Elle est soigneusement fermée et un nouveau petit panneau dit lui aussi tristement « Sonner et attendre ici ». Ils se sentent pris dans une spirale infernale, mais ils font front et se soutiennent en parlant plus vigoureusement qu’avant. Une façon de monter le ton qui finit par créer l’illusion d’un mouvement, d’un changement et c’est tout ce dont ils ont besoin pour tenir le coup.

Après une attente démesurée, cette porte s’ouvre finalement et cette fois c’est tout une technique qui s’étale dans la pièce et qui en dresse le décor. Des flashs, des lampes, des parapluies argentés, des déroulants gradués, et puis des grilles dessinées sur les murs qui vont permettre de codifier des profils, mesurer des tailles, souligner des différences. Ici on va leur tirer le portrait ! Un beau cliché bien carré, bien tracé et bien contrasté pour être après bien classé. Rien d’artistique, de sensible ni de personnel… Plus les choses seront systématisées, moins il y aura d’espace pour l’imprévu, l’original et plus horrible encore, l’inattendu !

Le père calé dans sa chaise, ce handicapé hors normes, cela l’emmerde aussi le fonctionnaire photographe de service. Ce type qui n’est pas comme les autres c’est une poussière dans la routine, un grain de sable dans la machine et cela en devient presque déstabilisant. Heureusement, Michel montre qu’il peut contre toute attente se lever, et de voir cela, fait planer une seconde de légèreté, véritable rayonnement de soulagement, sur le visage de l’agent de l’État. Alors comme si cela l’avait libéré, avec précision et agitation le type tabule, cadre, place et déplace les faces et les profils, cela clic, cela clac, cela flash et cela éblouit. Les clichés sont tellement froids, que rien qu’en regardant les épreuves on se sent déjà coupable d’exister. Eh oui, une désagréable sensation si forte qu’on en ressent le malaise de savoir que nous, pauvre “tout-venant“, on les oblige, eux ces soigneux fonctionnaires, quoi qu’ils fassent, à nous ficher, nous mesurer, nous classer, et peut-être plus encore à nous fuir sans doute comme le cauchemar continu qui leur pourri la vie.

«On va passer aux yeux ! » lâche comme une vengeance sans même se retourner le pointilleux photographe. Vous Monsieur… Melroux Michel… fait-il en déchiffrant sa fiche, mettez-vous face à cette table je dois réaliser une capture d’iris.
— Si vous me le permettez, intervient poliment Michel qui hésite encore à prendre place, j’aimerais que nous commencions par mon fils. En ce qui me concerne, je devrais d’abord passer par les toilettes.
— Cela ne prendra que quelques secondes, vous irez juste après, impose le fonctionnaire
— Certes, mais après, cela sera trop tard, insiste Michel
— Écoutez monsieur si mon père vous dit qu’il va d’abord passer par la toilette, précise John qui reste courtois, c’est qu’il va le faire…
— Désolé, cela ne correspond pas à mon planning et ce n’est pas la procédure…
— Je vous en prie, insiste John conciliant, je suis certain que vous allez faire une exception, pas vrai ?»
Michel lui n’a pas attendu la fin des palabres entre son fils et le technicien et se fait rouler vers la porte sans plus écouter ce que mâchonne à son intention le photographe : «Mais monsieur je ne vous permets pas de…
— Si vous me permettez, sourit froidement John je pense que mon père n’a rien à foutre de vos permissions.
Depuis le couloir, Michel entend maugréer le type et il sourit de la façon dont John le gère. C’était net et clair et le type n’a pas bronché deux fois. Alors, de sa poche il tire un petit étui à lentilles de contact et avec d’infinies précautions mets celles-ci en place sur ses yeux. Un dernier roulement de paupière, et puis comme si de rien n’était il retourne à l’officine du fonctionnaire. «Me voilà ! fait-il léger comme une femme qui a été se repoudrer, cela a été plutôt rapide non ? Je suis certain que je n’ai pas eu le temps de vous manquer !»

La valse des bureaux se serait terminée là, s’eut été une véritable joie et un très grand soulagement pour Michel et John, mais s’était sans compter l’étape merveilleuse et toujours incontournable du laboratoire médical où immanquablement se cueillent les échantillons qui ne peuvent être collecté que par un personnel habilité à le faire.

Alors si de simples bureaux et leurs personnels méticuleux sont déjà des épreuves pénibles, se frotter aux blouses blanches fonctionnarisées est un degré de plus franchi dans l’escalade de l’abomination. Jusqu’alors on avait touché qu’aux papiers, aux renseignements, au fonctionnel, mais maintenant cela allait être le corps, l’être, l’individu, et ceux qui sont en général officiellement chargés de prendre celui-ci en charge, sont une race encore plus insupportable que les précédentes.

Drapés dans l’excellence de leur savoir, réfugié derrière l’asepsie de leurs actes, les infirmières, infirmiers, docteurs et servant d’un système sont souvent ce qu’il a de plus froid après ses bourreaux. Les actes qu’ils posent et qui se devraient d’être sensibles sont mis en scène, glacialement posés et toujours retirés derrière la blancheur immaculée du saint tablier. Lorsque l’on regarde ces gens-là, on ne voit que leur tête qui dépassent de l’uniforme, on ne voit que la tristesse, l’austérité, les frustrations de ses petits acolytes d’une médecine qui n’est plus rien d’autre qu’une administration de plus, qu’une boucherie proprette et servile qui fournit aux fichiers les chairs qu’ils leur demandent.
Des deux, Michel est certainement le plus sensible à cette atmosphère creuse et détestable, à ce carrelage d’opérette au milieu duquel circulent ces figurants du bien-être. John doit tempérer, composer, car il sent chez son père quelque chose qui vibre et qui se cabre inconsciemment devant ces gens qui agitent leurs éprouvettes et leurs aiguilles. «Melroux Michel ? grogne sans conviction le praticien
— C’est moi, se retourne Michel avec une douce sérénité
— Il va tendre sa main pour que je pique son doigt, infantilise le praticien, je dois lui prendre une goutte de sang.’
L’infirmier vient de parler comme on soliloque avec un animal. C’est aussi glacé aussi distant et aussi déshumanisé. «Tu sais ce qu’il te dit “Il“’ ? laisse sortir comme un acide Michel
— Pardon ? accroche le toubib qui n’a pas vraiment capté la dangerosité de la situation
— Papa je t’en prie, on y est presque, essaye de tempérer John qui sent la tension monter subitement. Mon père est un peu nerveux, se sent il obliger de préciser.
— John ne te mêle pas de cela s’il te plait, laisse vibrer sourdement Michel qui se tend comme une corde prête à rompre
— Monsieur si vous bougez je vais vous faire mal ! menace l’homme en blanc.
— Vous allez me faire mal de toute façon, ponctue Michel avec cynisme
— Papa s’il te plait, mets y du tien
— Et voilà ! c’est déjà fait, se contente de dire le médecin, et maintenant il va encore cracher sur le petit buvard et l’on passera à l’autre monsieur… »