Ca ne se passera pas commeça
Fiche
- Année
- 2005
- Édition
- INCONNU
Extrait
Ce soir, il profitait du silence. Un match complet sans le tchhh tchhh du fer à vapeur. Un match entier sans commentaire débile, sans qu’elle n’allume l’halogène. Ah, ces tchhh tchhh ! Et dire qu’il avait passé deux week-ends à monter des placards dans la chambre au premier pour lui installer son petit coin de repassage. Elle n’y était jamais allée. Ja-mais !
Pourtant, fallait voir comme elle avait insisté : j’ai besoin d’un endroit à moi, des étagères, une table pour la machine à coudre, un peu de place, sinon je passe plus de temps à ranger les mannes et le fer qu’à travailler et gnigni et gnagna. Peut-être même que c’était fait exprès, cette nuit-là, quand elle l’avait gâté, qu’elle s’était laissé prendre par derrière. En tout cas, lui, c’est ça qui l’avait décidé : le lendemain, il lui avait fait la surprise. C’était un samedi et, pendant qu’elle était chez le coiffeur, il était allé au Brico. Il avait fait une bonne affaire : un mur entier de rayonnages pour trois mille balles. Y avait du boulot, bien sûr, c’était pas du sur-mesure. Au point qu’il avait dû scier tous les montants.
Quand elle était rentrée, les frisettes remises à neuf, elle avait fondu en larmes. Il l’avait rassurée : ne t’inquiète pas, ma chérie, ce n’est que de la sciure, c’est pas sale. Je balayerai, je te le promets. Et je rangerai tout ça. Allez, essuie ton nez, t’es déjà toute rouge, ça gâche ta nouvelle coiffure ! Viens voir… Mais elle ne voulait pas monter, elle s’accrochait à la commode et au petit lit à barreaux, sortis en vrac de la chambre : je ne veux pas, c’est la chambre du bébé, tu n’avais pas le droit… Voilà comment elle l’avait remercié. La chambre du bébé!
Il l’avait laissée aspirer la sciure. C’est que ça commençait à l’énerver. Tu crois qu’ils vont me le reprendre, au Brico, le bois tout découpé ? qu’il lui avait dit. Il avait failli ajouter qu’il était écrit en grand : « les articles en promotion ne sont ni repris ni échangés ». Mais après tout, si elle le prenait comme ça, autant ne pas lui dire que c’était soldé. Elle pleurnichait en nettoyant : pourquoi t’as pas installé mon petit coin de repassage dans le garage? C’est propre et je n’ai pas besoin de fenêtre, ni de chauffage : j’ai toujours trop chaud avec la vapeur. Mais pas la chambre du bébé, pas la chambre du bébé…
Dans le garage, et quoi encore ? il avait pensé, et où je mets ma voiture ? Alors, il avait dit : ma femme dans le garage ! T’imagines ce que les gens diraient ?
Le week-end suivant, il avait terminé le boulot. Il avait verni le bois. Il était content du résultat. Surtout pour un prix pareil. Voilà, elle avait ce qu’elle avait demandé, elle n’avait plus qu’à y ranger ce qu’elle voulait, ou même rien du tout, c’était le même prix.
Finalement, c’était bien aussi qu’elle y aille pas dans la chambre du bébé, pour repasser, qu’il s’était dit pendant le match aller, en regardant ses seins danser au rythme des tchhh tchhh. Il aimait ça, surtout quand elle faisait les chemises. Elle se penchait pour bien étaler le tissu et, toute à sa chasse aux faux plis, elle ne voyait pas les bâillements de sa robe de chambre. Et le matin, quand il enfilait le coton fraîchement repassé, ça sentait la lavande, comme elle, et il repensait à son décolleté, et il se sentait tout chose, ça le mettait en forme pour toute la journée.
Maintenant, il s’en foutait. De ça et du reste. Un bon fauteuil, bien au chaud dans sa maison qu’on paye tous les mois, la voiture rangée dans le garage. Que demander de plus ?
Il était heureux. Sa femme était sortie, mais il était heureux ! Elle voulait du temps pour elle ? Qu’elle le prenne, qu’elle parte, au moins avait-il la paix, et le silence, sans tchhh tchhh.
N’empêche qu’il avait bien compris d’où ça venait, tout ça. C’était depuis que Madame travaillait, que Madame gagnait sa vie…