Les Carnets d'Irène
Paroles d'aides familiales
Fiche
- Année
- 2004
- Édition
- L.Pire, L.Pire
Extrait
C'est alors que la sonnette a retenti. "Oui, oui, un moment, j'arrive" ai-je crié, avant de repartir dans l'autre sens. " Oh la la, ça n’a pas l’air d’aller." Une femme, la cinquantaine bien avancée, me prit par le bras et m’entraîna dans le salon. " Ne faites pas attention au désordre." me suis-je excusée. "J’ai voulu ranger mes affaires." " Pourquoi ne m'avez-vous pas attendue ? On pourra le faire ensemble." répondit-elle. "Vous vouliez le faire toute seule ? Je comprends. Mais c'est un peu tôt. Venez vous asseoir." Elle m’aida à m’installer. Elle souriait : "Voilà. Eh bien… Je me présente : je suis Françoise, votre aide familiale." " C’est donc vous qui allez faire tout ça à ma place… " dis-je avec un geste circulaire qui désignait mon habitation. " C’est de ça dont nous allons discuter. On va faire des choses à deux, vous en ferez toute seule aussi. Mais pas n'importe lesquelles. Au début, ce n’est pas toujours facile. Mais on va bien s’occuper de vous." Elle remit tout sur pied autour de nous, le thermos, le vase, la revue, et épongea la petite flaque. " Voilà, c'est déjà oublié.", dit-elle en sortant de son sac à main un cahier qu'elle feuilleta avant de le poser sur la table. "Bon. C’est le cahier de liaison. Mais j'imagine que je ne dois pas tout vous raconter, à vous ? Vous connaissez tout cela mieux que moi." Une agréable sensation de chaleur accueillit ces quelques mots, anodins mais qui montraient qu'elle s'intéressait à moi. "Ouf, oui ! J’en ai rempli et j’en ai lu, des cahiers de liaison !" "Quand avez-vous arrêté ?" "Il y a 7 mois et 3 semaines. C’est difficile. Je ne suis pas encore habituée à cette vie sans travail. Au début, la solitude a été terrible. Et cette impression d’être inutile. Après 45 ans de carrière. J’avais commencé en 1956. On faisait encore des journées complètes… " On a sonné à la porte. Françoise m’a fait signe de ne pas bouger et s'est levée pour aller ouvrir. Petitchat en a profité pour se faufiler dehors. "Toi, il faudra être prudent, avec Madame, hein, le chat ?", lui dit-elle. "Ah ! Voilà mon collègue", cria-t-elle depuis l'entrée. "Il apporte une tribune et un rehausseur de WC." Je l'entendis le remercier et manipuler le matériel. Elle revint vers moi en souriant : "Cela va déjà bien vous aider. Bon! On fait le point ?" Etait-ce le fait d’avoir été coupée dans mon récit ? Je ne sais trop bien ce qui me prit, mais je redevins désagréable, comme à l'hôpital. Pourtant, elle était bien, Françoise. Charmante, sensible. Mais j’étais trop mal dans ma peau. Je ne parvenais pas à m’habituer à l’idée de confier mon ménage à quelqu’un d’autre. Serait-il fait comme je l'aurais fait ? Etait-elle une aide familiale comme je l'avais été, efficace et travailleuse ? Sans parler du poids mort de mon corps. Et puis, j’avais mal. Les anti-douleurs de l’hôpital ne faisaient plus leur effet. Je pense que j'ai dû grimacer car elle s'est levée : "Il faut que j’aille chercher vos médicaments à la pharmacie. Peut-être même commencer par cela, non ? L'infirmière ne va pas tarder." Comme je ne lui répondais pas, elle se dirigea vers le frigo et l’ouvrit : "Oh, et il n’y a plus rien là-dedans. Je vais en profiter pour faire quelques courses de dépannage. Demain, je pourrai aller au grand magasin. Je resterai plus longtemps, le mardi et le vendredi. Je passerai un petit coup de loque, aussi. Ça vous va ?" Je me contentai de hocher la tête. " Alors, je vous rapporte quoi, pour les courses ?" Je haussai les épaules : " Je n’ai pas faim." "Je vais vous prendre la base : du pain, de la margarine, un peu de jambon, de fromage, une pizza ?" " Du beurre !" " Et votre régime ? Il faut être raisonnable, Madame." Je haussai à nouveau les épaules. " Du beurre allégé en cholestérol, alors…" décida-t-elle face à mon mutisme. "Où est votre ordonnance ? Et j'aurai besoin de la clef, aussi, pour éviter de vous faire marcher." Je lui montrai mon sac. Elle me le tendit. Deux secondes plus tard, elle s’éclipsait sur la pointe des pieds. Elle avait à peine refermé la porte que j’éclatais en sanglots. Je me trouvais stupide, je me détestais mais je n’arrivais pas à réagir autrement.