Sur les terres myléniennes

Publié le  05.08.2011

Voyager en Mylénie m'évite de trop fréquenter la Malaisie et sa funeste capitale, Angoisse. Mi-laine, mi-soie, souvent je suis. Serge taille des silex, du marbre, des variétés de bois. Moi, je taille des hypothèses : si elle est moins spectaculaire que le combat avec des matériaux, la sculpture d'idées engage des étreintes plus subtiles. N'ayant pas la rigueur des syllogismes, ma vie suit la musique du paradoxe et des extases chimiques. Les dernières molécules arrivées sur le marché m'ont torréfiée électrocs. Seul problème : à la sortie du paradis, à moins de tripler la dose, les tickets retour ne fonctionnent plus. Les crises d'asthme qui, depuis des jours, secouent ma mémoire, je les traite par l'ingestion du dernier album de Mylène, L'autre, dont j'ai attendu la sortie providentielle durant des années-tétanos. Vu mon état, c'est le régime soins intensifs qu'il me faut. Nager dans les eaux troubles Des lendemains Attendre ici la fin Flotter dans l'air trop lourd Du presque rien À qui tendre la main Tout est chaos À côté Tous mes idéaux : des mots Abîmés… Je cherche une âme, qui Pourra m'aider Je suis D'une génération désenchantée, Désenchantée. Captant mes ébréchures, Mylène détresse mes détresses et Désenchantée, l'hymne de ma génération, me procure le plus puissant des shoots. Qui pourrait m'empêcher De tout entendre Quand la raison s'effondre À quel sein se vouer Qui peut prétendre Nous bercer dans son ventre. Depuis que je fréquente Sylvie, la cruauté de Lisa a gagné en extravagances et c'est avec un art renouvelé qu'elle combe ma soif mystico-maso. Rencontrée dans un bar grouillant de fétichistes nouvelle tendance, Sylvie, danseuse à ses heures, groupie de Mylène avant tout, m'a arrosée d'une drague brutale et conquise par ses audaces. Fan de Crepax, j'ai craqué à la vue de son minois à la Louise Brooks. Ses cheveux rouges, ses seins gonflés de folie, ses rires électriques m'ont donné l'avant-goût du feu que sa bouche confirma aussitôt. En sa compagnie, une alchimie des sens me fait insensiblement passer du chameau au lion. C'est du moins la métamorphose que Lisa repère en moi alors qu'elle doute de mon saut au deuxième genre de connaissance. Assister à mes progressions de genre en genre telles que les a posées le père de L'Éthique ne préoccupe que peu son thalamus : ce qu'elle veut, c'est me voir traverser les cerceaux nietzschéens qui mènent du chameau au lion et du lion à l'enfant, ce qu'elle veut, c'est que mes devenirs animaux-bambins électrisent sa bible SM et que, de l'enfant, je passe à la chienne. Le reste dont tu t'encombres, me répète-t-elle, Kierkegaard, Hegel, la Cabbale, c'est du pipeau, du Bildungsroman, marmelade initiatique new age à laisser au vestiaire, au stalag pour les mites. Cette nuit, j'ai rêvé qu'elle fondait un nouveau parti en faveur de la réhabilitation de l'esclavage : des femmes habillées de cuir m'annonçaient que dans la charte d'asservissement qu'elle promulguait les droits les plus élémentaires étaient retirés aux serfs, qu'au sommet de la liste des captifs mon nom figurait. À mon réveil, mon ventre porte une phrase inscrite à l'encre rouge « pour le dressage des soumises, toutes les méthodes sont autorisées ». « Premier réflexe du propriétaire : marquer tous les objets qui lui appartiennent » me susurre Lisa qui ouvre ma bouche, inspecte mes dents puis mes cheveux, sans doute afin d'évaluer ma valeur marchande, les tarifs prostitutionnels ad hoc, une catin aussi docile ça ne court pas les rues…

            Afin de mettre à l'épreuve le félin que je suis devenue, Lisa et Sylvie m'amènent au zoo. J'espère qu'elles laisseront aux animaux encagés le soin d'évaluer mon degré de métamorphose. Avec les lions, j'ai en commun la captivité ; avec le mot « existence », mon prénom, Aurore, partage une seule lettre, signe de la gravité du problème ; des caniches, j'ai la docilité mais non l'aptitude à la tonte de mes années d'enfance, des chimistes, je suis sœur par mon besoin de molécules narcotiques, de substances euphorisantes, d'un entonnoir qui filtre mon chaos. Devant la cage aux lions, Lisa fait glisser son médius entre mes dents. Au rythme où son bijou lime ma bouche, les paroles de la chanson Comme j'ai mal se déposent en moi, alourdies des images du clip et des vibratos de ma mémoire, antienne païenne pour petites filles massacrées en quête de lunes rouges. Je bascule à l'horizontale Démissionne ma vie verticale Ma pensée se fige animale Abandon du moi Plus d'émoi Je ressens ce qui nous sépare Me confie au gré du hasard Je vis hors de moi et je pars À mille saisons, mille étoiles. Le majeur de mon amante minore mes peurs, la cage me souffle « viens te séquestrer, goûter le jardin des supplices, les orgasmes des emmurées ». Le refrain chanté par Mylène me libère de tout Comme j'ai mal Je n'verrai plus comme j'ai mal Je n'saurai plus comme j'ai mal Je serai l'eau des nuages Je te laisse parce que je t'aime Je m'abîme d'être moi-même Avant que le vent ne sème À tous vents, je prends un nouveau départ. La première fois que les images du clipComme j'ai mal m'ont giflée, ma mémoire a chaviré bossa nova d'angoisse et rien n'a plus été comme avant. La fillette réfugiée dans un placard, terrorisée par les coups de ceinturon qui pleuvent sur son corps, la fillette jouant avec ses insectes et sortant de sa chrysalide pour devenir papillon, c'était moi. L'anamorphosée de Mylène, j'étais. Plus de centre tout m'est égal Je m'éloigne du monde brutal Ma mémoire se fond dans l'espace Ode à la raison Qui s'efface. Chaque jour, Lisa m'édicte des mesures que j'observe à la virgule près. Aujourd'hui, dans le creux de l'oreille elle me souffle : « au premier olibrius qui passe, je te loue pour deux heures de tortures soft ». Plus de centre tout m'est égal. Aux descendants de l'empereur Olybrius j'offrirai mon corps disjoncté sans subjonctif.  

 

Extrait d'un roman inédit, Voyage en Mylénie

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