Instants de Femmes

"Une fillette aime trop son père, qui veut la quitter; une adolescente accepte de poser pour un sculpteur de renom, tandis qu'une autre rêve sa vie; une noire amazone découvre son maître; une maman emmène son petit garçon en vacances; une vieille religieuse rencontre la mort; une inconnue se laisse aimer dans une chambre anonyme... Partout, cependant, le temps passe qui grignote tout, et c'est la souffrance et la mort qui, trop souvent, mènent la danse".

 

25 nouvelles dans ce recueil. Au centre de chacune, un personnage féminin : fillette, adolescente, jeune femme, jeune mère, femme vieillissante… L’amour, le rêve, la  mort, sa peur, la souffrance, le désir… Tout ce qui tisse la vie, notre vie.

Fiche

Visuel
Images
Année
1997
Édition
Luxe Wilquin

Extrait

Femme femme toujours

Paysage d'aube et de nuit elle s'étire et se déploie et se déplie, féline, tiède, souple, rose et douce comme corail dans le satin. Elle a dix ans, elle a quinze ans, vingt ans déjà l'ont faite femme. Altière et dure à ses trente ans, puis chaude et profonde et lourde des fruits à venir, et le temps passe sur elle et la voilà un peu fanée mais si fragile encore avec de l'ombre au coin des yeux et quelques larmes et quelques rides. Vide d'enfants inhabitée abandonnée destituée, sans une main sur sa peau nue ; et cependant l'amour est là et la faim et la soif tout au fond de ce cœur usé, tout au creux de ce corps oublié.

 

À tous les âges de la vie, inchangée, pure et souillée, vierge et publique, femme femme toujours ouverte, toujours offerte, toujours meurtrie toujours blessée de l'éternelle et rouge plaie qui saigne chaque mois puis se tarit et se dessèche.

 

Petite fille aux jambes nues, mollets griffés, cuisses de nymphe, elle danse dans le vent et sa jupe courte se balance, preste caresse sur la simplicité d'une culotte en coton blanc. Elle court et joue et crie sa joie et sa force jeune, les cheveux tout emmêlés, les yeux très grands, la bouche rouge déjà comme framboise fraîche. On la regarde et s'émerveille, on s'attendrit : qu'est-il de plus joli, de plus tendre, de plus délicat et plus frêle que cette enfant d'innocence et de soleil ? On veut la protéger, la caresser, la câliner, Lolita candide aux senteurs d'enfance et de sous-bois. Promesse pure et inconsciente avec déjà dans le regard et le sourire comme un appel, comme un désir. Petite fée ensorceleuse, elle ne sait pas mais déjà devine, et les regards sur son passage se voilent de regret et les cœurs battent plus vite et l'on se prend à regretter d'être sage. Elle s'envole et tourbillonne, naïve et rieuse, sans bien comprendre, puérile et confiante, et on la prend sur les genoux, on lui offre des poupées roses et des bonbons et vive elle repart sans un merci sans un sourire, si sûre déjà de son pouvoir. Aube de nacre sur la mer, rosée qui brille puis s'évapore, chanson légère dans le vent, elle est l'image et la promesse et le matin, elle est ce qui nous charme et disparaît, elle est un rêve un peu pervers… Puis l'heure tourne très doucement, la brume bleue se lève et meurt, et le soleil se fait plus chaud et l'ombre douce s'évanouit. 

 

Elle grandit la douce enfant, jambes longues et hâlées, robe tendue sur la chair qui s'affermit et se transforme. Le visage s'affine, les yeux se font profonds avec un peu de mystère déjà, un peu de désir, un peu d'angoisse. Voici que se dessine, sous les rondeurs de l'enfance, en touches légères et hésitantes, la femme. Les gestes restent gauches, et les rires aigus, et la peau veloutée et sucrée. Mais on pressent à un regard, à un sourire soudain plus grave, à un tremblement dans la voix fugitif et troublant, ce qui germe et va naître. Les petits seins prennent forme, émouvants comme fruits de printemps. On les devine à peine, tout neufs et doucement renflés sous l'étoffe légère. Fille fleur elle s'avance, et tout en elle n'est que promesse inachevée. Elle frémit et palpite comme une herbe dans le vent, au bord même du secret, entre l'enfance et la vie, vacillant sur le fil aigu qui la blesse. Le visage tourné vers hier, elle pense encore à ses jeux de petite fille et se chante des comptines cependant que quelque part en elle, au fond, tout au fond, s'éveillent d'étranges appels. Ses yeux hésitent, si bleus, si clairs, avec un peu d'eau déjà qui tremble, entre rêves et désirs, entre insouciance et nuage. Maladroite comme un poulain qui s'ébroue, elle renâcle et voudrait attendre encore. Mais tout change en elle si vite, elle le sent dans sa chair alanguie, elle le voit les regards qui parfois s'attardent sur ses cuisses nues, sur son torse émouvant. Il lui vient des pudeurs étranges et des envies de pleurer ou de fuir.

 

Mais le soleil monte plus haut et la voilà qui se révèle et se réveille, un beau matin. Le sang trace son chemin tout au fond de ses gouffres les plus secrets, peu à peu elle s'ouvre comme une fleur dans le midi de la journée, tiède, gracieuse, si belle et si forte. Elle se découvre et s'émerveille et se sourit dans chaque regard. Fruit pulpeux et acide encore, chatte joueuse aux griffes aiguës, elle se cherche, se dévoile, essaye ses armes neuves, sur elle d'abord puis sur les autres. C'est le temps des caresses muettes dans la nuit, de la main qui doucement s'insinue et s'étonne. Nue devant les miroirs, elle se sourit et se séduit. Jamais elle ne sera plus belle, jamais plus parfaite ni plus attirante, et quelque chose au fond d'elle souffre déjà se de se savoir fugace. Hauts et durs et ronds comme pommes en été, ses seins parfaits sont un miracle de grâce. Elle ne se lasse pas de les regarder, de les toucher, de sentir leur chair élastique et chaude sous ses doigts. Il suffit d'un rien, d'un effleurement distrait, et voici qu'en durcissent les pointes roses. Elle aime son image nue, elle aime aussi sa peau sous ses doigts, et ses doigts sur sa peau… D'étranges vagues tièdes s'éveillent quelque part au creux de son ventre de velours, cependant qu'elle essaye de poses et les soupèse, ces seins tout neufs qui parfois l'étonnent encore. Elle se cambre et se tord pour tenter de tout voir, de se voir de dos, de voir ses fesses arrondies et fermes. Sur ses reins se creusent deux fossettes qu'elle ne connaîtra jamais, deux petits puits de chair tendre qu'on a envie de mordre et de lécher. Parfois elle s'étend sur le drap blanc, imagine des poses lascives comme elle en a vu au cinéma, promène sur elle une main légère pour voir, pour savoir. Elle apprend les mystères de son corps de femme, se caresse doucement, au hasard d'abord, puis plus franchement. Le geste devient précis, les doigts glissent, palpent, la chair s'entrouvre, humide et rose, elle cherche un peu et s'explore et se découvre et se connaît, tout étonnée du plaisir presque douloureux qui s'éveille.

Quand elle a fini de jouer et d'observer et tâtonner, elle se lève, couvre de soie et de satin toute cette chair fraîche et brûlante. C'est le temps des modes folles, des bottes longues, des jupes courtes, des corsages échancrés et moulants. C'est le temps du maquillage et des bijoux de pacotille et des parfums fleuris ; elle s'en va dans la ville, si peu vêtue, si bien parée, et partout où elle passe lèvent le désir et la faim et la soif. Les garçons de son âge la frôlent comme en jouant, ils la serrent contre eux dans les boîtes où longuement l'on danse sur des rythmes violents ; les hommes faits se prennent à rêver et sentent éclore des passions oubliées. Elle s'avance, intacte et souveraine, cependant que montent dans la nuit les cris des loups affamés.

Puis vient le temps de la puissance. Elle sait son pouvoir et sa force, elle en use, savamment. Elle croque la vie à belles dents, elle choisit, rejette, et les nuits sont trop courtes, trop brèves les aubes. Quand elle s'ouvre pour un mâle et le prend en elle, quand monte le plaisir ocre dans son ventre brûlant, quand sa voix se fait rauque feulement de féline en chaleur, quand elle tremble parfois et se tord et gémit, quand sa chair se dilate et se fond et ruisselle, quand ses doigts griffes rouges laissent leur marque sur des peaux étrangères, alors elle se trouve et se connaît, alors elle sait.

Les flammes vertes qui crépitent dans son corps et son âme, elles sont de peur autant que d'amour. Et les jours passent vite, trop vite.

Alors arrive une autre saison, celle de l'attente et du nid. La folie est lassante à la fin et l'envie est née d'autres jouissances. Le plaisir s'est usé. Le vieux rêve qu'elle a bercé dans ses poupées d'enfance s'est éveillé, doucement. Alors ses moiteurs ruisselantes se sont adoucies. Au plus tiède de son ventre, au plus obscur de son désir, un trou s'est creusé, profond et noir. Un homme était là, qu'elle aimait ou croyait aimer, un homme fort, beau, solide, et toute sa chaleur de femme l'a appelé pour tirer de lui cette goutte d'avenir qu'elle attend depuis toujours. Depuis toujours elle l'attendait, cet instant miraculeux, et la vie s'est installée au creux le plus rouge de sa chair. Une petite chose aveugle a creusé profond dans l'ombre épaisse et des racines se sont tissées, frêles d'abord puis plus fortes, définitives. Son corps est devenu rond et tiède de partout, tout en courbes et en langueur, cependant que la vie germait, poussait, grandissait, s'affirmait. Épanouie d'une beauté lourde et paisible, elle s'est faite attente et chaleur et cocon et douceur. D'autres plaisirs sont apparus, de mouvements brusques et obscurs, de contacts mystérieux, de murmures de sources.

Puis le temps est venu, le fruit est tombé ; béante et ouverte elle a senti la vie la traverser, la déchirer dans la douleur, dans l'odeur du sang et de la sueur. Après, il y a eu ces jouissances nouvelles, quand le lait coulait d'elle et que son ventre se contractait à chaque tétée de la petite bouche avide et goulue. Après… Après…

Le corps plus jamais pareil, élargi, abîmé, les seins de plus de en plus fatigués, et les jours qui s'en vont, toujours plus rapides. La jeunesse est partie et l'insouciance, et puis la beauté. Il est loin, le temps des hommes aux regards troubles, aux mains frôleuses. Les enfants grandissent et s'en vont. Pourtant, elle n'a pas changé. Pas vraiment. Pas à l'intérieur. Toujours la même faim la dévore, et c'est elle aujourd'hui qui rougit et s'émeut devant un garçon jeune et beau qui passe. L'âge se lit sur son visage. Sa chair s'est alourdie, sa peau s'est usée. Mais au creux de son ventre, le même vide palpite en silence. Alors, peut-être, elle retrouvera les gestes de l'adolescence et tentera de se donner une fois encore ce plaisir qu'elle a découvert avec tant de surprise heureuse, il y a longtemps. Mais les miroirs se tairont, et si des larmes lui viennent aux paupières, elles seront larmes de peine et de regret. Car la vie est longue et triste à la fin, et les petites filles qui dansent dans le matin ne savent pas ce qui les attend, heureusement.

Femme femme toujours ouverte, toujours offerte, toujours meurtrie toujours blessée de l'éternelle et rouge plaie qui saigne chaque mois puis se tarit et se dessèche… femme ma mère et ma sœur et ma fille, j'ai envie de te le dire, de te le crier : prends le plaisir qui passe, aime le soleil sur ta peau nue, le vent dans tes cheveux, les chansons dans l'air du printemps. Car la blessure ouverte ne guérit jamais si elle s'arrête de saigner. Souviens-toi de cette aube de nacre sur la mer et de cette promesse, et puis laisse tes larmes couler, doucement.