Le jour où Jacques Brel...

"Les vacances sont là. Dans les villes dépeuplées, quelques-uns restent à r^ver, à attendre. D'autres s'en vont vers le soleil ou vers la neige. vers un ailleurs où tout serait permis. Leurs cartes postales parlent d'aventures et de découvertes, d'amour et de repos. Dans les valises, on ramène des souvenirs et des photographies, que l'on oubliera de coller dans les albums. Et l'on commence à attendre le prochain été qui, peut-être, n'arrivera jamais. De l'histoire de Yann, le petit garçon qui aime les dauphins, à celle de La Vieille qui ne rêve plus, chacun des textes de ce recueil dit le dépaysement, la rupture, le décalage léger qu fait tout le charme des vacances. Le texte qui ouvre le recueil, à mi-chemin entre nouvelle et récit, est avant tout une rêverie émouvante sur une vie et une mort inscrites dans l'âme d'une femme qui se souvient."

15 nouvelles dans ce recueil : Le jour où Jacques Brel – Album de vacances – Le rêve de Yann – Juillet 1960 – Nirvana – Stéphanie en été – Jet Lag – La Finale – La poupée – L’oiseau de verre – Le baiser – La laisse – Chandolin – La vieille – Trois mauvaises nouvelles.

Fiche

Visuel
Images
Année
1999
Édition
Luce Wilquin

Extrait

"C'était là-bas, au grand soleil de l'Afrique. Je devais avoir six ou sept ans, peut-être huit. Le soir, après le repas, on se groupait autour du poste de radio. Mon père se plongeait dans un livre ou potassait des dossiers ramenés du bureau ; ma mère cousait, tricotait, lisait. Ou ils bavardaient doucement, de tout et de rien. Dehors, la nuit était sonore et très noire. Moi, je feuilletais des albums de bandes dessinées, ou bien je coloriais des images, je jouais… La radio diffusait des chansons lointaines venues d'un pays que je ne connaissais pas, mais où j'étais née pourtant. « Disques demandés », derniers succès. La musique nous berçait et, par moments, les parents cessaient de parler pour mieux écouter. 

Une voix est montée, étrange, et mon père nous a fait signe de nous taire. Moi, j'étais une petite fille perdue dans ses jeux. Je n'écoutais pas. Mais la même voix est revenue, plusieurs soirs de suite. Mon père disait que ce type-là, il avait quelque chose dans le ventre, et aussi qu'il chantait bien. Que cela nous changeait de tous ces refrains sirupeux, des Luis Mariano et autres séducteurs romantiques.  Qu'il lui rappelait Brassens…  Bien sûr, il ne chantait pas tout à fait aussi bien que le fameux Armand Mestral dont La chanson des blés d'or résonnait souvent dans la maison. Mais il promettait. Et puis, quels textes ! Quelle poésie !

Quand le mois de mai est venu, et avec lui l'anniversaire paternel, maman a fait mine de me demander mon avis. Un livre ? Des cigarettes, un briquet ? Un beau Bic ? Puis elle m'a expliqué qu'elle avait vu, chez l'un des rares commerçants de l'unique rue marchande, un nouveau disque.

— Tu sais ? Celui qui passe souvent, le soir, à la radio. Papa l'aime bien. C'est un jeune chanteur, et un Belge par-dessus le marché ! Je suis sûre que cela lui plaira.

Le lendemain, nous sommes allées l'acheter. Justement, nous avions un beau meuble, tout neuf, importé d'Europe à grands frais, un combiné radio-pick-up. Son œil vert, qui tremblait et clignotait au rythme des grésillements, crachotements et sifflements accompagnant inévitablement voix et musiques, me fascinait. Un beau meuble de bois verni, avec un couvercle qui, une fois soulevé, laissait apparaître la partie pick-up.

 

Sur la pochette du disque, un visage se détachait sur fond noir. Celui d'un homme jeune doté d'une petite moustache, regard sombre, bouche ouverte, sans doute en train de chanter. Son nom était écrit : Jacques Brel. Le vendeur a fait un bel emballage, avec un papier rouge et de la ficelle dorée, et c'est moi qui ai donné à papa ce cadeau que j'avais la conviction d'avoir choisi moi-même.

Mon père possédait un autre appareil extraordinaire, un enregistreur à bandes magnétiques. Il empruntait des disques à des amis, et passait des heures à les enregistrer sur deux grosses bobines qui tournaient en même temps, dévidant entre elles un mince ruban rougeâtre. C'était toute une installation ; il plaçait le micro le plus près possible du haut-parleur, faisait tourner le disque, enclenchait l'enregistreur qu'il laissait fonctionner dans un silence religieux. Qu'un chien aboie dans le voisinage, qu'un cri d'enfant se fasse entendre au loin ou une voix, le tintement d'une sonnette de vélo, le moteur d'une voiture, et il fallait tout reprendre à zéro. Pour tester la méthode sans doute, il a décidé d'enregistrer le beau disque que je lui avais offert. Chaque fois, quelque chose survenait qui l'obligeait à recommencer. Ou bien il voulait essayer en mettant le son plus fort, en poussant les graves, les aigus, en reculant le micro, en le plaçant plus près du pick-up… 

La voix montait, douce ou violente. Très vite, j'ai connu les chansons par cœur, et je devais me retenir pour ne pas les fredonner en même temps que l'artiste. 

 

J'aimais sa voix, chaude, expressive, tendre ou âpre, avec parfois comme un sourire derrière les mots, et parfois aussi une force qui faisait peur, une méchanceté brusque et incompréhensible. J'aimais cette atmosphère qu'il arrivait à créer et que je comprenais, que je percevais. J'étais prodigieusement sensible à la couleur de ces images qui surgissaient au carrefour de la musique et du texte. Sans doute n'avais-je jamais entendu prononcer le terme « poésie », mais c'est bien là, à ce moment de mon enfance, en entendant encore et encore ces chansons, que j'ai découvert le pouvoir des mots, leur faculté de donner naissance à des royaumes et des mondes inconnus, leur puissance d'évocation. La chaleur de cette place chauffée au soleil et de cette ville où il fait trop chaud, la vibration de l'air brûlant, le chien hurlant la mort, tout cela m'était familier. C'était ma ville qu'il décrivait, à croire qu'il la connaissait, ma ville africaine assoupie sous le grand soleil de midi. Et cette église où l'on appelait le Bon Dieu, c'était la mienne, qui se dressait tout en haut de la colline, tellement blanche sur le bleu du ciel, l'église de mes dimanches de petite fille sage. J'écoutais le chant qui montait dans la maison, semblable à celui de la danseuse, qui planait sur la ville, et je sentais si bien le silence des hommes derrière les carreaux fermés… 

Intuitivement, je percevais tout l'univers de pluie et de soleil, de rêves et de regrets, d'amour et de violence qui vivait dans ces chansons si simples en apparence. Je m'émerveillais de ce que des mots sans prétention, noyés de guitare, pouvaient faire lever dans mon cœur de sensations confuses, de désirs mystérieux, de sentiments qui me paraissaient trop grands, trop compliqués, trop difficiles pour l'enfant que j'étais, et qui pourtant faisaient partie de moi, entraient en résonance avec quelque chose, tout au fond de mon âme, qui se mettait à vibrer.

J'adorais l'histoire de ce fou du roi qui, sur un rythme de comptine, aimait et souffrait. Je ne comprenais pas pourquoi le roi, à la fin, le punissait. J'aurais voulu intervenir, lui dire son erreur, ou bien l'expliquer au chanteur lui-même qui, certainement, avait dû se tromper. J'ai fini par demander à mon père pourquoi cette histoire finissait si mal. Il devait savoir, lui qui savait tout.

Oui, il savait. Il m'a expliqué que, dans la vie, c'est parfois comme ça. Ce sont souvent les menteurs qui gagnent, surtout quand ils sont puissants. 

— Tu comprends, le fou, c'est un pauvre, un bonhomme sans intérêt. Il dit du mal d'un personnage très important, un comte. Ce comte est sûrement un ami du roi. Et puis, il ose aimer la reine, le pauvre fou. Et il est assez bête pour le dire, alors que le comte, lui, il l'aime en cachette. Le comte est plus prudent, plus malin. Sûrement, il est riche aussi. Avec de l'argent, on peut obtenir bien des choses…"