Bonobo
Fiche
- Année
- 2017
Extrait
« L’austérité est un mal nécessaire pour relancer la croissance, et sortir de la crise économique»
Waouw, ça claque dans un dîner !
En tout cas c’est ce qu’à l’air de penser celui qui vient de prononcer cette phrase, à savoir Philippe, le Rottweiler.
« L’austérité est un mal nécessaire pour relancer la croissance, et sortir de la crise économique»
Bon alors, cette histoire d’austérité, il y a un truc qu’il va falloir m’expliquer.
En gros, ce que je comprends, c’est : pour sortir de la crise, relancer l’économie, créer de l’emploi, on doit tous se serrer la ceinture. C’est bien ça, hein ?
Donc, diminuer les dépenses publiques, supprimer des emplois, augmenter l’âge de la retraite et exclure les gens du chômage. Mais du coup, ça fait moins de pouvoir d’achat pour les ménages, donc moins de revenus pour les entreprises, qui vont devoir licencier, ce qui va créer du chômage, ce qui est plutôt mauvais pour la relance économique. Non ?
Parfois, j’ai l’impression d’être en classe, vous savez, quand il fallait faire un travail de groupe.
Cours de français. On doit faire une présentation de 30 minutes sur un artiste de notre choix. On doit se mettre par 3.
Mon meilleur copain, Fabian… attendez, je vais le représenter avec un truc, ça sera plus claire.
Elle sort un pull et un bouquin de son sac et les met par terre, de part et d’autre de la scène.
Donc Fabian, 1m75 pour 45 kilos d’acné suintante et de testostérone hors de contrôle, est fou amoureux de Julie.
La sexualité de Fabian ressemble un peu à une table du Quick de la Bourse en fin de service. Un truc vide, un peu collant, avec des petits résidus gras qui traînent.
Je crois qu’on sous-estime le nombre de gens qui ont une sexualité comme ça.
Mais pour Fabian, c’est normal d’avoir une sexualité de table de Quick, il a 15 ans.
La nature est cruelle.
Surtout avec les ados.
Elle leur inonde le système nerveux d’hormones sexuelles, leurs capacités intellectuelles plafonnent au niveau du bonobo en rut, ils sont là, assis en classe à devoir ingurgiter des intégrales et des dérivées, avec un cortex orbito-frontal qui ne pense qu’à baiser.
Donc les ados ils ont leur curseur copulation poussé au maximum mais ils ne peuvent pas passer à l’acte parce qu’ils sont moches.
Enfin, pas tous.
C’est encore plus injuste.
Si encore ils étaient tous moches, ils baiseraient entre moches.
Mais non. Il y en a des beaux.
Donc les moches tombent amoureux des beaux et pas des autres moches.
C’est tragique.
Donc Fabian, qui est un moche, est amoureux de Julie, qui est une belle.
Fabian est en mode bonobo mais il n’est pas con, il sait que l’éventualité qu’il se tape Julie est aussi probable qu’un éclair de lucidité humaniste dans un sommet du FMI.
Mais le simple fait d’être assis à côté d’elle, que des particules microscopiques de Julie pénètrent ses fosses nasales pour aller s’amarrer sur ses récepteurs olfactifs, ça offre déjà un semblant de réponse satisfaisante à son cortex, qui va réagir en envoyant un petit shoot de dopamine. Plaisir.
Du coup, ses gonades vont renvoyer une dose de testostérone. Désir. Frustration. Le cerveau tourne en boucle.
Et les intégrales ont autant de chances d’y entrer qu’une famille de réfugiés irakiens de franchir la frontière hongroise.
Julie est aussi en mode bonobo mais elle le cache mieux que Fabian.
Parce que s’il est établi que l’homme est un gros obsédé sexuel, la femme… ben la femme elle se respecte.
Elle peut éprouver du désir, bien sûr, sinon c’est une vieille fille desséchée. Mais un peu. Un tout petit désir bien maîtrisé. Qui tient dans un Tupperware. Comme une moussaka.
Donc Julie, elle est en mode bonobo déguisé en moussaka.
Et ses pulsions sexuelles, elle les a cristallisées sur Tarkan, pas sur Fabian.
Mais Tarkan, il a 25 ans, il est turc et il est n°1 à l’Ultratop de Megamix, avec sa chanson Simarik.
(Musique de Tarkan pendant 20 secondes.) (Elle bouge très légèrement les épaules en rythme puis fait signe de couper. La musique s’arrête.)
Bon merde, on en était où ?
Oui, ce de travail de classe. Fabian, bonobo, Julie, moussaka, Tarkan et moi. Moi c’est aussi bonobo moussaka dans ma tête. Mais pas sur Tarkan. Sur Ludovic. Mais c’est une autre histoire.
Donc, choisir un artiste sur lequel on va faire un exposé de 30 minutes.
On sait tous que si on choisit Proust, ok c’est un peu fayot mais ça donnera à la prof, pendant un très court instant, la vague impression que son travail a porté ses fruits.
Et donc que sa vie a un sens. Parce qu’elle est célibataire sans enfants et que son travail c’est tout ce qu’elle a. Et que même si elle était mariée avec enfants, sa vie n’aurait pas plus de sens.
Et ça, ce petit sentiment de sens, cette toute petite impression d’utilité, ça fait que pendant un tout petit millième de seconde, elle se sentirait un tout petit peu moins futile, un tout petit peu moins moche, un tout petit peu moins frustrée, un tout petit peu moins seule, un tout petit peu moins mal habillée, un tout petit peu moins pauvre, un tout petit peu moins triste, un tout petit peu moins médiocre. Elle oublierait peut-être pendant une nano particule d’unité de temps sa Skoda Fabia qu’elle doit amener au garage pour un problème chronique de joint de culasse qui va encore lui coûter un mois de salaire, oublier son emprunt sur 25 ans contracté il y a 5 ans pour un appartement tout gris acheté sur plans dans la banlieue de Tubize, le long de la grand route de Clabecq avec deux chambres parce qu’à l’époque, elle espérait encore trouver l’amour et avoir un enfant, oublier que quelle que soit la qualité de son travail, qu’elle aime profondément, elle sera toujours méprisée par ses élèves, oublier sa vie sexuelle de table de Quick en fin de service qui lui fait parfois envisager le dépucelage d’un de ses étudiants bonobo comme une option sordide mais une option quand même.
Et rien que pour ça, elle nous mettra déjà un bon 50%.
On le sait. Même noyé d’hormones et de pulsions sexuelles inassouvies, notre cerveau l’a bien compris. Enfin le mien. Et celui de Fabian.
Dans celui de Julie c’est le boxon, Tarkan a sorti la moussaka du Tupperware, c’est un carnage ! Il y en a partout ! Une horreur.
Avec des petits couinements hystériques, elle insiste. Elle veut faire l’exposé sur Tarkan. Un grand artiste, elle argumente.
Les petits couinements hystériques pénètrent le pavillon auriculaire de Fabian, font vibrer son tympan, lequel transmet l’information au cerveau qui, rappelons le est encore sous le coup de la dose de testostérone libérée par les gonades il y a quelques minutes et a donc besoin de son shoot de dopamine.
Donc le cerveau interprète le couinement comme un possible signal de disposition prénuptiale et se dit que c’est le moment d’être conciliant. Couinement qui est effectivement totalement lié à un rituel d’accouplement mais pas avec toi, BOUGRE DE CON ! AVEC TARKAN ! PUTAIN ! TARKAN ! ON VA SE FAIRE BUSER AVEC UN SUJET PAREIL ! ON LE SAIT ! PUTAIN ! TARKAN ! CHANTEUR TURC DE 25 ANS ! PUTAIN ! JAMAIS TARKAN NE FERA OUBLIER SA SKODA FABIA A L’AUTRE FRUSTREE ! ON A AUCUNE CHANCE ! C’EST UNE IDEE DE MERDE ! ON LE SAIT TOUS LES TROIS ! ON VA DROIT DANS LE MUR AVEC CETTE IDEE DE MERDE ! ET POURTANT ON VA LA SUIVRE CETTE PUTAIN D’IDEE DE MERDE A CAUSE DE CETTE PUTAIN DE CONNE ET DE SON PETIT DE TUPPERWARE DE MERDE. ET A CAUSE DE CE CONNARD DE FABIAN ET DE SES PETITES GONADES DE FILS DE PUTE !
Voilà, c’est un peu comme ça que je vois l’austérité.
Comme une grosse mauvaise idée, qui voit le jour dans des cerveaux pleins de moussaka.
Enfin, non, justement, pas de moussaka.
De choucroute.
Et qu’on est tous obligés de subir, même si on sait dès le départ que c’est une grosse idée de merde.
Mais je peux me tromper.