La vie comme elle vient
La vie comme elle vient est un texte qui s’écoule comme un fleuve. Un texte qui déroule le parcours de vie d’une femme, Lucie. Elle est Belge, née en Afrique dans un village le long du fleuve Congo. Sa mère meurt en couches, le père souvent absent parcourt le pays en faisant de la prospection pour une société minière. Cette fille de colons, sera élevée dans la maison de son grand-père, par une nourrice noire, Massiga. Massiga la nourrit de lait et d’amour, elle lui apprend à parler, à marcher, et Lucie se sent devenir noire au-dedans. Mais un jour, il lui faut rentrer au pays, la Belgique, et tout bascule.
Entre Congo et Belgique, à travers le destin de Lucie et sous le regard de sa fille, Félicité, et de tous les hommes qui auront traversé sa route, La vie comme elle vient se raconte à trois voix, dans une langue simple et superbe, et parle de féminité, d’exil, de maternité, de pays fantasmé, de résilience aussi.
Fiche
- Visuel
- Année
- 2022
Extrait
Quand je suis arrivée en Belgique, il pleuvait
C’était en 1958
Je suis arrivée comme ça, par la mer
Sur le « Ville de Bruxelles »
Le bateau, c’est plus sûr que l’avion, disait mon grand-père
Le bateau, ça donne le temps de réaliser qu’on s’en va
Au port d’Anvers, les grues noires se découpaient sur le ciel gris
Les nuages filaient à l’infini
Sur mon visage, quelques gouttes de pluie
C’était mon premier contact avec la Belgique
Il faisait froid, l’eau était verte
Le vent venait de la terre
Et ça puait
C’était la Belgique
Moi, je suis née loin d’ici
Là où j’ai grandi, ça sentait la terre mouillée
Pas la suie
Je suis née près d’un fleuve
Au Congo
C’est l’air chargé de l’odeur de ce fleuve-là qui m’a ouvert les poumons
Il paraît que quand je suis née, ma mère a hurlé
Elle a hurlé si fort qu’elle a fait vibrer les murs de la maison
Et son cri s’est envolé sur le fleuve
Il a couru sur les eaux brunes, bien plus loin, jusqu’à l’océan
Quand elle a crié, tout s’est arrêté, l’espace d’un instant
Je suis née à reculons
La tête en haut, le cul en bas
A l’époque, une naissance en siège, c’était vraiment compliqué
Surtout sans médecin
Un médecin, on en avait un
Parce que ma mère et mon père étaient blancs
Seulement voilà, il n’habitait pas au village
Il vivait plus loin, à quatre heures de marche
Quand les contractions ont commencé, on l’a fait chercher
Mais il n’était pas chez lui
Finalement, il est arrivé, mais c’était déjà fini
« C’est de ta faute, tu es arrivée trop tôt. C’est pour ça que le médecin n’était pas là ».
C’est ce que m’a souvent dit mon grand-père
Il n’y avait pas grand monde pour renverser le cours des choses
Juste une vieille, au village, qui aidait les femmes à accoucher
« Ca ou rien… »
Mais ma mère hurlait tellement fort que mon père a fini par faire appeler la vieille
Contre l’avis de mon grand-père
C’était une sorte de chamane
Elle a chanté, elle a allumé des herbes
Et l’air s’est chargé d’une fumée épaisse et odorante
Les volets de la chambre étaient fermés, parce que ma mère était blanche, et que c’était comme ça au Congo, les blanches accouchaient à l’abri des regards, dans le secret
Sans doute les noirs préféraient-ils croire que les blancs naissaient comme Jésus, comme par magie et non pas dans le sang et la souffrance
Toujours est-il que dans la chambre aux volets fermés, l’air s’est vite chargé de cette fumée épaisse qui grattait à la gorge
Et c’est comme ça que ma mère a accouché
Dans la fumée
En toussant, en suffoquant
Souvent je pense à ma mère, qui a réussi à faire seule cette chose inhumaine
Quand je pense à elle, je peux voir l’intérieur de la chambre
Le miroir posé sur la commode en bois sombre, et la tablette en marbre blanc
Les murs recouverts de chaux
Le plancher bien ciré
Et les draps blancs
Souillés
De sueur
Puis de sang.
Son front, sa peau rouge et plissée par l’effort
Et son sourire quand je suis arrivée et que j’ai hurlé, moi aussi
Ma mère a dû se taire, tout de suite après
Elle m’a prise contre son sein
Elle perdait beaucoup de sang
Ca ne s’est pas arrêté
Elle s’est tue
La fumée a emporté son dernier souffle, au-dessus du fleuve
Et voilà
Mon père est entré dans la pièce
Il ne m’a pas regardée
Moi j’étais là, au milieu de tout ça
La vieille me tenait dans ses bras
On est restées toutes les deux, dans un coin de la chambre
Et elle m’a murmuré des choses à l’oreille
Puis elle a chanté un chant très doux, en kikongo
Et je me suis endormie
Dans ses bras
Le lendemain on a enterré ma mère
Avec la chaleur, il fallait faire vite
Si bien que je n’ai pas vu son visage
Pas une seule fois
Après, il a fallu trouver une solution
Parce que mon père – c’était un Belge lui aussi – n’avait pas le temps de s’occuper d’une enfant
Il travaillait pour la société des mines
Il n’était pas souvent là, il partait en prospection
Pendant des semaines il disparaissait, personne ne savait où il allait
C’était comme ça, la prospection
Alors voilà
Je peux dire, je crois, que mon arrivée n’a pas vraiment été une bonne nouvelle
Que ma présence, après ce qui s’était passé, n’était plus trop désirée
Mais j’étais là
Il fallait bien trouver quelqu’un pour s’occuper de moi
Il paraît qu’elle s’est présentée d’elle-même
Qu’ils n’ont pas été la chercher
Elle s’appelait Massiga
C’était une nièce de la vieille
Elle m’a tout de suite mise au sein
Mon père ne disait rien
Mais mon grand-père lui, était très en colère
Le grand-père – Une négresse !
Si la petite boit son lait
Elle va devenir noire au-dedans
On devient ce qu’on mange
Il aurait voulu m’envoyer chez les sœurs blanches
Mais j’étais trop petite
Les sœurs lui ont conseillé de me confier à une nourrice
Seulement voilà, aucune nourrice ne voulait quitter la Belgique pour venir jusque là
Alors je suis restée avec elle
Avec ma nourrice noire
Massiga
Gaga
C’est comme ça que je l’appelais
J’ai bu son lait
Elle m’a appris à marcher
Et sans doute que mon grand-père disait vrai
Je suis devenue toute noire, au-dedans
C’est grâce à elle
A Gaga
C’est grâce à elle que je sais d’où je viens
C’est à cette terre là que j’appartiens
Alors oui, ça n’a jamais été chez moi, la Belgique
La Belgique, c’est juste un endroit pour vivre
La terre de Belgique, c’est de l’argile, c’est gluant et froid
Ca n’a rien à voir avec la terre rouge et souple de là-bas
Maintenant que c’est bientôt fini
Je voudrais retourner là-bas
Je voudrais reposer dans cette terre là
Vraiment oui, je voudrais…
On verra
C’est compliqué, il paraît
Ca fait beaucoup de papiers
Ca ne m’étonne pas
C’est ça la Belgique, toujours des papiers
Et puis, il faudrait que quelqu’un soit d’accord pour s’occuper des formalités, quand je ne serai plus là
C’est quelque chose qui devrait être suivi par ma fille
C’est un problème
…
Les formalités
Tout ça
L’infirmière – Vous voulez qu’on la contacte ? Qu’on cherche son adresse, son numéro ?
- Non, laissez, ça va être compliqué…
L’infirmière – Mais on peut la retrouver. Ca ne nous dérange pas, vous savez, on est là pour ça.
- Merci, non, je ne veux pas !
J’espère qu’ils ont compris
Là-bas, même quand il fait gris, il y a de la lumière
Il y a une lumière qu’on n’oublie pas
C’est une lumière que je n’ai jamais vue ici
Quand on débarque ici à dix-huit ans
C’est dur, forcément
L’infirmière – Alors madame Lermytte, encore occupée à ressasser ? Il ne faut pas. On n’est pas bien, ici ?
Je ne ressasse pas
C’est juste que moi, je n’oublie pas
Aucune journée passée là-bas, jusqu’à la dernière
J’ai embarqué à Matadi
Le 28 mai 1958
Sur un bateau vert
Le « Ville de Bruxelles »
L’odeur moisie de la couchette
Les vibrations du moteur, qui faisaient trembler les parois de ma cabine, deuxième classe, troisième entrepont
Je m’en souviens comme si c’était hier
J’avais dix-sept ans
Le grand-père – Tu ne peux pas rester ici
Ce, n’est pas bon pour toi
En Belgique, tu pourras étudier
Apprendre un métier
Mon grand-père était vieux
Fatigué
Ca l’embêtait, je suppose, l’idée que je sois encore là quand il n’y serait plus
Quand ça s’est passé, ce qui s’est passé, je crois qu’au fond, il était content
C’était un bon prétexte pour me faire partir
Il a sauté sur l’occasion
Oui, il était sans doute content que ça se finisse comme ça
Le grand-père – Comporte-toi comme une jeune fille convenable
Ne fais pas honte à ta famille
Ne salis pas le nom de ta famille
C’est ça que tu veux ?
Etre une de celles-là, qu’on voit passer dans la rue, une de ces crasseuses avec un enfant sur les bras ?
C’était sa crainte à lui
Il ne voulait pas qu’on se mélange
Les Congolais, il avait appris à vivre avec
Il les connaissait
Mais il n’a jamais quitté sa position de blanc
Le vieux chef blanc, c’est comme ça qu’on l’appelait
Le grand-père – Chacun à sa place
Les noirs dans leurs cases
Et nous dans nos maisons
C’est chez moi ici
Chaque jour, c’est un combat, je me bats pour garder ce que j’ai gagné
Toi qui aimes jouer dans le jardin
Sais-tu pourquoi il est si grand ?
Sais-tu pourquoi j’exige qu’il soit impeccable ?
C’est pour marquer notre territoire
Pour envoyer un message
Pour dire, ici, c’est le monde civilisé
Ici, c’est chez nous
Ce n’est pas chez vous
Et c’est la même chose pour les routes, le chemin de fer, les entrepôts
Tout ça, ça leur dit en permanence qu’on est chez nous
Et plus il me disait ça
Plus je pensais, je me sens tout autant chez moi en dehors du jardin que dedans
Plus je sentais que moi j’étais de là-bas
Et qu’un grand fleuve sépare ceux qui choisissent un lieu pour vivre de ceux qui le reçoivent à la naissance