Anna Alexis Michel

  • Écrit / Audiovisuel / Spectacle vivant / Multimedia

HOMMAGE A ROMAIN GARY

Les avatars d'un génie

Nous fêtons en ce mois de mai 2024 le cent-dixième anniversaire de la naissance de Romain Gary. Auteur mais aussi homme aux identités multiples, Gary ne cessa de réinventer sa vie, brouillant les pistes de ses origines, devenant en outre pilote, diplomate, réalisateur, et bien sûr amoureux passionné.

Après quelques avatars, celui qui est né sous le nom de Roman Kacew se transforme en celui que nous connaissons, Romain Gary, ce personnage qui lui vaudra tous les honneurs. Mais cet être polymorphe n’hésitera pas, la gloire venue, à se réinventer en un auteur inconnu, Émile Ajar, auquel il prêtera le visage d'un petit-cousin. Ce dernier avatar lui permettra un exploit : celui d’être le seul auteur à avoir, sous des identités différentes, obtenu deux fois le prix Goncourt : une première fois sous le nom de Romain Gary pour Les Racines du ciel, en 1956, et une seconde sous le pseudonyme d’Émile Ajar, pour La Vie devant soi, en 1975.

Gary a peut-être choisi de se soustraire, mais il n’a réussi qu’à s’additionner et c’est maintenant au tour de nos auteurs de lui prêter de nouvelles vies. Nouvelles, poèmes, réflexions, textes, illustrations, ils vous livrent ce que Romain Gary leur inspire.

Fiche

Année
2024

Extrait

Je la devine dans le réfectoire. La soupe au cerfeuil a le goût de la terre. L’air ne sent d’ailleurs plus que la soupe, à force qu’on en serve tous les jours. La soupe et les prières. Des tables s’élèvent des grognements. Les hôtes sont tous de vieux enfants pour qui le nombre de boulettes dans la soupe ou de tranches de pain gris qui l’accompagnent constituent les seuls enjeux du quotidien. 

Tout est propre et sur le carrelage luisant, les semelles des chaussures des bonnes sœurs font, en crissant, le couinement de petites souris. De petites souris grises, comme les boucles argentées de leurs permanentes. De la modernité, les sœurs norbertines de la Maison de Béthanie de Sint-Antonius-Brecht n’ont retenu que l’aspect pratique : la petite coupe courte à bouclettes bleutées au lieu de la coiffe, le chemisier blanc, le gilet de laine bleue à manches longues ou courtes suivant la saison, la jupe trapèze sous le genou et les bas de contention beiges. L’abus de soupe et de stoemp[1] n’a rien arrangé à leurs gènes de robustes Flamandes et, dans leur flamboyante soixantaine, les bonnes sœurs sont plus interchangeables que des clones. 

L’une d’elles s’approche d’Ilona qui traîne à table.

         – Vous viendrez à la messe tout à l’heure ?

         – Vous savez que je suis juive, ma sœur.

         – Jésus l’était aussi.

         – Il paraît. C’est pour ça qu’on l’a tué, non ?

         – Vous avez pris vos médicaments ?

         – Oui, oui, ma sœur.

         – C’est bien. Je viendrai vous chercher pour la messe. Nous sommes d’accord ? Ça vous fait plaisir de venir à la messe, n’est-ce pas ?

         – Ça m’amuse. 

         – Parfait, moi, ça m’enchante.


 

[1] En flamand, purée de pommes de terre aux légumes.