Anna Alexis Michel

  • Écrit / Audiovisuel / Spectacle vivant / Multimedia

Irma et les autres

FINALISTE PLUME DU JURY - LES PLUMES FRANCOPHONES 2020 - À Miami Beach, l'ouragan Irma approche. La ville est sous ordre d'évacuation. Quatre femmes, aux antipodes les unes des autres et qui ne se connaissent pas, sont cloîtrées dans le même immeuble. Certaines par choix, d'autres pas. L'une avec son jeune fils, la deuxième avec son amant, la troisième avec son mari et la dernière avec un étrange stagiaire. L'ouragan qui approche les changera à jamais.

Fiche

Visuel
Année
2020

Extrait

Betsy

J’y suis restée jusqu’à la tombée de la nuit.

Ils avaient commencé à barricader la Bodega dans l’après-midi. Quand j'y suis arrivée vers quinze heures, le bar était presque entièrement recouvert de panneaux de bois. Il ne restait qu'une petite ouverture, juste sur la droite. Sur les contreplaqués, déjà tagués à la bombe, qui cachaient la vitrine, quelqu’un avait écrit en anglais et en couleur : margaritas gratuits jusqu’à l'aube.

J'ai passé le bout du nez, par l'entrebâillement, tout sourire. À l'intérieur, il faisait sombre. Juste des rais de soleil qui traversaient les planches, et aussi la lumière des veilleuses qui indiquaient les issues de secours. Cela donnait à l'endroit un côté repère de pirates qui m'émoustillait déjà.

Maria, la serveuse, celle que je connaissais bien, était là. Elle empilait les tabourets. Autour de la dernière table, il y avait, assemblé, un petit groupe hilare, imbibé jusqu’à en être hébété.

Alors, j'ai dit en souriant béatement :

- Margaritas gratuits ?

Maria m’avait rendu mon sourire, soulagée : elle semblait presque reconnaissante de me voir.

- Tout ce que tu voudras, m'a-t-elle répondu.

Oui, m'expliquait-elle dans son anglais rugueux, puisque c’était la fin du monde, enfin du sien, autant vider les bouteilles du bar et la caisse de petits citrons verts.

Dans quelques heures, il n’y aurait plus d’électricité, plus de clients, le sel retournerait d'où il vient, à la mer. Les citrons flotteraient, pourriraient, les bouteilles s’entrechoqueraient, tomberaient des étagères, se briseraient. Alors, il valait mieux leur faire un sort. Ce n'était que rendre justice à l'ordre des choses. À ce grand ordonnancement chaotique qui nous submergerait tous.

Elle était volubile, presque légère, aérienne.

- Chic alors, j’ai dit, et je me suis assise, comme une gamine au spectacle, tirant ma chaise tout près de celle d’un inconnu qui sentait l'alcool et la sueur.

- Je n’ai plus de menthe fraîche, s’est excusée Maria. Donc, plus de Mojitos, et puis aussi, le patron m’a forcé à débrancher la machine à glaçons, ceux-là sont les derniers.

La Tequila était encore fraîche, mais déjà, parce que sans doute l'air conditionné n'était pas branché, on sentait l’humidité monter du sol. Cette odeur de pourriture un peu sucrée et entêtante qui se lève partout dans le sud à l’arrêt des ventilateurs.

Ça m’a mise à l’aise, tout de suite. Il y avait quelque chose, dans cet endroit, à cet instant, de la Géorgie de mon enfance. J'ai fermé les yeux de bonheur, empli mes narines. Je pensais à ma grand-mère, à Savannah, à mon enfance, aux rires dans l'allée, aux robes de lin grège et de coton blanc, et aux fonds de verre que je grappillais, enfant, dans ces garden-parties d'un autre siècle que ma granny affectionnait tant.

Et déjà, avant même que la première gorgée n'atteigne mes papilles, avant même le contact de l'alcool sur mes lèvres, j'étais comme enivrée.