Anna Alexis Michel

  • Écrit / Audiovisuel / Spectacle vivant / Multimedia

Les palmiers de décompression

"Il faudrait, pour survivre, remonter du fond de nos chagrins comme un plongeur remonte des abysses: il s'arrête le long de la corde, reprend sa respiration, évacue en bulles légères tout le méchant excès d’azote qui pourrait le tuer, et, avant de rejoindre les palmiers et la lumière, il respecte - pour ne pas mourir - des paliers de décompression."

            J'avais écrit des paliers de décompression et le correcteur orthographique, croyant savoir mieux que moi, avait corrigé : palmiers de décompression.

            - Paliers, tu veux dire ? Avait repris l'ami qui, de l'autre côté de l'Atlantique, ne dormait toujours pas.

            Oui. Évidemment. Mais c'était si joli : les palmiers de décompression.

            Nous nous étions dit bonne nuit, à bientôt, dors bien.

            Mais je n'avais pas dormi.

            Le lendemain, je lui avais envoyé un mot. Ma décision était prise : ce lapsus calami m'avait donné l'idée d'une histoire, une dont le dénouement serait écrit avant la fin. Je remonterais le fil doucement jusqu'au nœud gordien et alors seulement, quand je l'aurais dénoué, je pourrais comprendre - parce qu'il fallait que je comprenne - comment l'histoire est écrite avant nous.

           Mon livre s'appellerait "Les palmiers de décompression".

 

Fiche

Visuel
Images
Année
2021
Édition
Éditions Rencontre des Auteurs Francophones

Extrait

         Une fois l'argent de l'appartement encaissé, la vieille dame avait pris un mois de vacances dans un joli hôtel cinq étoiles, tout entouré de palmiers, au bord de l'eau. C'était l'arrière-saison, les familles avec enfants retournaient vers la ville et les prix redevenaient raisonnables.

C’était la première fois de sa vie qu’elle prenait des vacances, des vraies. De toute façon, il fallait dépenser cet argent dont bientôt elle n’aurait plus besoin. Le soleil, si bas sur la baie qu’il faisait des rides sur l’eau, lui faisait plisser les paupières, tandis qu'elle méditait assise face au couchant.

Enfin dégagée de toutes les obligations du monde, elle se surprenait à réfléchir avec une fulgurance qu'elle n'avait plus connue depuis longtemps, les yeux fermés, toute baignée des doux rayons de l'astre.

Il s'agissait, maintenant que plus rien ne la retenait ici-bas, de remplir ses poumons de cet air vivifiant, de s'imprégner tout entière de la beauté du monde et de peaufiner son plan pour le quitter. 

Elle avait ouvert les yeux, tourné la tête, et sur la pointe, là-bas, très loin, elle avait vu les grattes-ciel de SoFi.

Dans la nuit rose et orangée qui tombait, ils semblaient, comme une échelle de Jacob, relier la terre au ciel. Alors, elle avait souri, satisfaite.

La vieille dame venait de trouver comment se suicider.