Jusqu'à preuve du contraire

Comment prendre les flics au sérieux dans cette ville piétonne ? Quand on a vu Jussieu, ses herses et ses ponts-levis, sa cour centrale et ses miradors, Louvain-la-Neuve a l'air d'un club med. Mai 1968 ici, quelle partie de cache-cache, quelle rigolade ! Mais les étudiants d'aujourd'hui sont sages, sauf quand ils sont saouls. C'est ce que se disait Jacques-Yves Lointain. À la police judiciaire, il réalisait tous les jours son rêve : rencontrer des criminels et mesurer en quoi exactement ils sont différents des gens ordinaires — des rôles qui, selon lui, pouvaient être intervertis dans bien des cas sans qu'on s'en rendît compte... Ce roman était en 1992 le premier à faire entrer dans la fiction Louvain-la-Neuve, ville universitaire créée au début des années 1970 au sud de Bruxelles.

Fiche

Visuel
Année
1992
Édition
Editions Delperdange, Editions Delperdange

Extrait

Fernando, pestant contre les patrons, tordit rageusement la serpillière au-dessus d'un seau d'eau trouble. Il était sept heures du matin. Comment supporter la vue et l'odeur de cette lavasse, alors que le sang lui battait encore aux tempes de tout ce qu'il avait bu la veille ? Chaque jour, il lavait à grande eau l'intérieur du Café de la Grand-Place — avec, en saison, la terrasse en prime. C'était la troisième année qu'il avait le job. Étudiant en sociologie, colombien, il lui fallait jober pour vivre, la dévaluation du dollar réduisant de mois en mois, à la manière d'une peau de chagrin, la maigre bourse dont il bénéficiait. Méditant dans un coin brumeux de sa tête pas réveillée un lambeau de phrase en espagnol, quelque chose comme “que diable allais-je faire dans cette galère ?”, Fernando n'en caressait pas moins paresseusement la terrasse d'un balai crasseux. Sournoisement, il traînait le tas de saletés qu'il ramenait toujours au même endroit, derrière un recoin du bâtiment, dans une rigole, pour ne pas devoir le vider dans un sac poubelle. Sa barbe le démangeait. Il n'avait cours qu'à dix heures et demie et passerait au kot se laver et se raser. Un souvenir lui revint en mémoire. La première année de son arrivée en Belgique, il ne parlait pas un mot de français. Il s'en était d'abord tiré avec l'anglais, puis avait appris sur le tas, au cours, avec les copains, un peu n'importe comment. Jusqu'au jour où il s'était fait inviter, pour la première fois, à un spaghetti, le soir. Il s'était amené, un peu intimidé. Dans le couloir d'entrée, il y avait un tapis et Fernando, n'osant vraiment marcher dessus, avait demandé “Yé peux pisser ici ?”, traduisant maladroitement pisar (marcher). Il se souvenait précisément, à cette minute, des hurlements de rire des autres. À l'époque, il était plus fier, mal dégrossi ; il avait failli foutre le camp. Aujourd'hui, il traquait sans pitié, avec le même rire, la même faute chez ses propres compatriotes. Un œil sur le café, il poussait le tas d'ordures et de poussière vers la rigole, en souriant malgré lui. Quelle soirée, la veille, à la Casa de las Peñas, le cercle des étudiants latino-américains ! Il avait engagé le pari de boire autant de tequilas qu'un de ses condisciples, qu'il avait traîné jusque-là, boirait de bières, et dans le même temps. Match nul : ils avaient fraternisé en inventant sur l'heure un nouveau cocktail, le viejo tiempo, mélange de tequila et de Vieux-Temps, une bière locale ambrée, à la mousse compacte. “Ay”, pensait Fernando à la seule évocation des tournées succédant aux tournées. Le seul problème de ces soirées-là, c'est qu'il y claquait son argent d'une semaine. Bah ! Tout à l'heure, il repasserait au Grand-Place demander une avance. Il poussa définitivement le tas d'ordures dans le renfoncement et grogna de satisfaction. C'est alors qu'il aperçut sur le mur, à sa hauteur, une petite coulée d'un beau rouge sombre. Il leva la tête : cela venait de la gouttière. Il réalisa tout bêtement que c'était du sang et sentit confusément que les quelques minutes qui allaient suivre ne seraient pas de tout repos.