Caroline Lamarche

  • Écrit / Son / Spectacle vivant

Faire naufrage

Que faisiez-vous le jour du naufrage? Au départ de cette question, deux hommes et deux femmes entrechoquent leurs vies, leurs amours. L’ombre de la marée noire en Galice plane sur cet échange. Entre résignation et révolte, rêverie et cynisme, enfance et fin d’un monde, des histoires se défont ou s’inventent. Journées des écritures contemporaines, France-Culture, 2003.

Fiche

Année
2003

Extrait

GILLES Dis quelque chose, Jeanne. Entrouvre tes jolies lèvres, ta bouche circonspecte. Dis 'Le jour du naufrage, j’ai…' JEANNE Le jour du naufrage, le matin, chez le marchand de journaux, j’ai entendu la radio qui parlait de ce naufrage, des milliers de tonnes de fioul dans les cales et de la pression par 3500 mètres de fond, de tout ce qui s’était déjà répandu sur les côtes, du refus des autorités de laisser le bateau aborder, le bateau renvoyé en haute mer et se brisant là comme tant d’autres qui dorment par le fond et libèrent, jour après jour, leur poison mortel. Moi, je regardais une femme presque nue, avec un string qui lui entrait dans les fesses, sur une couverture glacée, une couverture de magazine dans les ocres et les noirs. Je me souviens de cette femme nue et de la radio qui disait : catastrophe écologique. GILLES La femme avait une bouche JEANNE On ne voyait que son cul, très beau, parfait, et une main aux ongles peints. Mais ensuite, quand je suis sortie, j’ai vu une autre femme, elle avait l’air ménopausée et vulnérable, elle avait mis du rose fuschia sur ses lèvres gercées, son visage était tendu, mais je ne pense pas que les nouvelles du jour en étaient la cause, je pense sincèrement… GILLES N’utilise plus ce mot : sincèrement. JEANNE Je pense que cette femme se demandait si son mari aimerait son nouveau rouge à lèvres, voilà la vraie raison de son visage tendu, la vie continue après tout. GILLES Oui, mon amour. Et je suis le seul à pouvoir te gérer, crois-moi. Le seul à savoir que tu hais les baisers, que tu ne supportes pas qu’on te mange la bouche, que tu préfères une gifle, ou une collection de gifles à ma langue dans ta bouche… JEANNE Parce que nous avons deux témoins, je te réponds, comme au premier jour : c’est vrai.