Les oiseaux n'ont pas le vertige

 Jean Berthollet a connu l’enfance heureuse d’un petit paysan ardennais en compagnie de son frère jumeau, Philippe. Jusqu’au jour où, alors qu’ils disputent une course à vélo dans les rues du village, Philippe percute une voiture et meurt. Jean culpabilise : sans lui, pense-t-il, Philippe ne serait pas mort.

Après la terminale, Jean s’inscrit au cours Florent et le petit Ardennais devient un Parisien. Il rencontre Mathilde. Ils s’aiment. Ils s’épousent. Plus tard, ils ont une fille, Chloé.

Jean met en scène la vie d’un célèbre boxeur basque, Urtain, qu’il avait découvert, alors adolescent, dans un magazine. Il transmet sa passion pour ce boxeur hors norme à Chloé. Cette dernière, sur la suggestion de son père, part avec son amoureux sur les pas du géant basque autour de Bilbao. Les corps des deux jeunes gens sont retrouvés dans la montagne. Le deuil s’abat une nouvelle fois sur Jean.

Le vertige, cette tentation effrayante de sauter dans le vide, prend Jean aux tripes. Comment sortir de ce sortilège ? Comment reprendre pied dans la vie ?

Fiche

Visuel
Année
2022
Édition
Genèse édition

Extrait

J’ai été ce gamin qui traversait en courant la prairie aux vaches pour aller patauger dans le ruisseau. La tête en vadrouille, toujours un peu dans la lune, disaient mes parents. Je chaussais des bottes ou des bains de mer d’un autre âge. Qui parle encore de bains de mer ? Ces chaussures sans lacets, à semelle de caoutchouc, dont la toile ne restait pas bien longtemps blanche. Marcher dans une bouse de vache, ça teintait le tissu d’un vert épinard sale, et que dire de la boue qui, près du filet d’eau où s’abreuvaient les bovins, signalait le passage du bétail ? Parfois, le pied s’y enfonçait, comme aspiré par la terre, et la chaussure y restait collée. Il fallait rester debout sur une jambe comme un héron, se pencher sans chuter pour décoller la grolle, l’arracher au sol tel un tubercule fangeux, avec le bruit d’une ventouse que l’on emploierait pour déboucher une canalisation.
Ah ! le ruisseau derrière la maison ! Les beaux jours d’été ou de printemps, sitôt les devoirs terminés, Philippe et moi traversions la pelouse en courant. Le saule pleureur où je grimpais parfois laissait traîner sur le gazon ses longs cheveux jaune et vert. Au coin, mes mains agrippaient le sommet du grillage, mes pieds escaladaient les barreaux, il fallait faire attention, c’était hérissé de pointes métalliques. Surtout, ne pas tomber. Un pied atteignait le sommet, l’autre l’y rejoignait, je sautais derrière. Puis, j’aidais Philippe à franchir l’obstacle à son tour, à moins qu’il l’ait gravi le premier, et que ce soit lui qui veille sur mon passage.
Nous étions dans la prairie voisine, nous courions vers lui. La terre nourrissait l’herbe grasse. Il y poussait aussi des taupinières, petits terrils édifiés par d’humbles mineurs aveugles. Un tracteur passait parfois, traînant une herse pour les raser dans un grand bruit métallique.
Je me souviens de tous ces jours comme d’un seul. La terre que nous pétrissions dans nos mains se métamorphosait en grenades que nous lancions vers les ennemis. Nous formions des camps : Indiens et cow-boys, gendarmes et voleurs. Ou bien nous creusions une cheminée dans la pente du talus ; naissait un four où nous cuisions la terre transformée en briques. L’herbe haute caressait mes mollets nus. Sur les berges du ruisselet, une haie d’aubépine dont le parfum sucré, au printemps, se mêlait, dans le bourdonnement des mouches, à l’âcre senteur de la boue. Les sabots des vaches y avaient gravé un relief mouvant, creux et bosses, pareil au dessin du moule à gaufres. S’il avait plu, chaque empreinte de sabot était emplie d’une eau fétide où pourtant le ciel se reflétait. Les méandres creusaient des cachettes, des golfes. Parfois, nous construisions un barrage. L’écorce rugueuse d’une branche morte griffait nos mains. C’était la charpente. Puis venait la maçonnerie : touffes d’herbe, blocs de terre colmataient les brèches. L’eau s’élevait, le bruit enflait, nous étions créateurs de cascades, de chutes du Niagara. Nous étions des dieux.