Recyclages

A l'emplacement où , quelques instants auparavant , figurait encore mon nom , comme une preuve de ma présence au moins virtuelle dans l'entreprise à laquelle j'avais consacré quinze ans de ma vie , s'étendait à présent un rectangle blanc . Ce rectangle blanc qui , dans ma jeunesse , signalait aux enfants les films à ne manquer sous aucun prétexte en cas d'abscence des parents - baisers avec la langue de plus de trois secondes, seins aperçus , parfois même poils pubiens ... Ce rectangle blanc ,signe dorénavant que j'étais interdit de séjour : que faute de m'être recyclé à temps , je pouvais envisager mon recyclage ....

Fiche

Visuel
Année
2002
Édition
Luc Pire

Extrait

Un jour, j’ai craché sur un fennec. Un renard du désert. Deux triangles jaunes sur un corps palpitant de vie, un bon regard animal, exactement comme dans Le petit Prince. Oui, le renard du petit Prince, sorti tout droit des pages d’un vieux livre – normal, il n’était pas apprivoisé. Sorti des pages pour gagner cette cage où il me regardait, où je le regardais, dans ce zoo de village – fosse aux ours, otaries, girafes en carafe, le chimpanzé vedette s’appelait Maurice.

Il me regardait, et il attendait. Un sourire. Un mot d’enfant. « S’il vous plaît, dessine-moi… » J’ai craché.

Je devais avoir dans les treize, quatorze ans. Un avoir bien mince, mais suffisant pour échapper à l’innocence. Pour tomber de l’innocence dans le non-sens. Tout de suite après, j’ai eu honte. Mais j’avais craché. La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe. Le renard jaune n’a pas bronché. Quelques grammes de salive blanche dans les poils jaunes. Quelques grammes de bave. Quelques grammes de fiel… Qui était enragé ?

Il m’a longtemps poursuivi dans mes rêves, le regard du fennec.