L'engravement

Fiche

Visuel
Images
Année
2022
Édition
LA Contre Allée édition

Extrait

Vous quittez le parking, l’arrêt de bus, la rue que personne ne veut habiter, vous vous rassemblez involontairement sur le chemin asphalté bordé de haies taillées au cordeau, vous avancez sans guide dans le parc – escouade silencieuse – vers la terrasse où ont échoué vos baleines pitoyables, égarées dans le bruit du monde. C’est la première fois que tu rejoins le troupeau, tu ne regardes pas les autres, tu es la seule à souffrir, l’angoisse qui noue ton ventre exige de toi un effort musculaire singulier pour avancer une jambe, poser un pied, avancer l’autre jambe, avancer, cette chose si simple quelques jours auparavant. Tu arrives devant la terrasse, Mira n’y est pas, c’est encore trop tôt, tu ne regardes pas non plus les baleines, rien d’autre ne te concerne que ton enfant, ta petite, qui a voulu mourir. Tu entres dans le hall, la frontière, penses-tu alors. Ta douleur te rend unique, isolée, elle te camisole, tu cherches une infirmière, un médecin, ton enfant, les seuls êtres avec qui il t’est possible de communiquer depuis le jour de l’ambulance. Tu as droit à une visite, bien sûr, au parloir, deuxième porte à droite, sous surveillance visuelle, c’est comme ça en section fermée, une demi-heure, c’est comme ça la première semaine. Tu prends Mira dans tes bras, elle pleure, elle qui ne pleure jamais, elle sent mauvais, pardon maman, pardon maman, pardon maman, elle se souvient de tout, elle a pris des médicaments, elle avait envie de vomir chaque fois qu’un comprimé passait contre sa glotte, mais elle a continué, elle a vidé la boîte, après c’était difficile de marcher alors elle s’est allongée sur son lit en t’attendant, elle savait que tu allais venir. Ce qui a suivi, elle a oublié. Elle voulait mourir ou alors dormir et ne jamais se réveiller. Elle avait tout de même préparé son sac pour l’hôpital, au cas où. Et maintenant ? Maintenant aussi. Elle ne veut plus souffrir. Elle ne veut plus souffrir à ce point. Je suis là, je t’aime, je tiens à toi, tu refuses tes larmes, ton enfant a besoin de ta force, tu ne l’obligeras pas à croiser ton chagrin. Ton enfant ne veut plus vivre et autour de vos corps enlacés le sol se fissure, l’écorce terrestre se fend d’une faille infranchissable, le nœud qui s’était formé dans ton ventre, quand tu suivais l’ambulance, s’est serré plus encore, autour de tes poumons également, qui ont rétréci sous la pression, pardon maman, pardon maman. Tu dois partir, t’arracher, tu fais un grand sourire, tu traverses le hall, tu ne vois pas sur la terrasse les cendriers qui débordent, les cannettes écrasées, tu rejoins l’asphalte, le troupeau, le parking, tu avances une jambe, tu poses un pied, tu avances l’autre jambe, avancer, cette chose si simple, avant. Dans ta voiture, tu n’as des sanglots que les soubresauts, on dirait un vieux robinet que l’on tente d’ouvrir trop vite après les gelées. Tu ne vois pas celui-là qui attend un bus, celle-là qui décadenasse en tremblant son vélo, ni ce couple lent qui se donne la main, ni cet autre qui tapote son clavier en marchant, et cette femme, qui a ton âge et en paraît vingt de plus. La horde anéantie. Même en suivant l’ambulance, quand tout ton corps tremblait, quand tu criais dans ta voiture de ce cri inconnu, viscéral, ce cri de bête qui se mêlait au bruit de la sirène, même à ce moment-là, tu n’as pas pleuré. Comment peut-on laisser une mère conduire derrière l’ambulance qui transporte son enfant qui a voulu mourir ? Tu jettes un regard dans le rétroviseur, tu ne reconnais pas ton visage. Tu n’as plus le visage que tu avais. Tu n’es plus celle que tu étais. Et personne ne le sait. 

 

Finaliste pour les prix: Rossel 2022, Wepler-La Poste 2022, Grand prix printemps SGDL 2023, Handi-Livres 2023