La Malédiction des Mots

Et si le silence se révélait un cadeau ? C’est la question que se pose Eva lorsqu’elle entame une enquête sur la vie de ceux qui ne sont plus là pour parler. Icek, le survivant. Terne et laid, le grand-père paternel d’Eva semblait sans histoire. Un immigré juif venu de Pologne dans les années 30, comme bien d’autres. Jusqu’au jour où Eva pense découvrir son passé communiste. Qui était vraiment Icek ? Groïnim, l’enfant d’Icek, le père d’Eva. Peu avant de mourir, il lui a légué une vidéo qui témoigne de son passé de guerre. Mais, à l’analyse, tout ne colle pas… Où se situe la vérité alors que l’enfance cachée de Groïnim lui a appris la dissimulation ? Doniek, le résistant, grand-père maternel d’Eva. Figure importante de la lutte armée belge, dirigeant sioniste respecté et fervent anticommuniste, Doniek a vécu une descente aux enfers lorsqu’un historien a mis en cause son action. Qui a tort, qui a raison ? Au carrefour des vies du Survivant, de l’Enfant et du Résistant, Eva se saisit de sa propre existence et se forge un destin choisi, dans l’amour des silences du passé.

Fiche

Visuel
Année
2021
Édition
MEO

Extrait

LE SURVIVANT
MOI QUI N’AI JAMAIS EXISTÉ
J’ai longtemps cru que je ne te raconterais jamais. Je suis mort sans te raconter. Et aujourd’hui, face à toute cette agitation, face à ton agitation, j’en ai finalement ressenti le besoin. Je te le dis tout de suite : je ne suis pas sûr de bien agir. Et alors que tes doigts s’emballent sur le clavier sous ma dictée, je ne sais pas encore si j’arriverai à reconstituer avec toi ce récit. Le récit de ma vie, penses-tu. Mais ai-je eu une vie ? Je suis de ceux que leur ombre a toujours précédés et qui auraient voulu s’y noyer. Des anonymes, des inconnus. C’est ce qui m’a sauvé, je crois. Et qui fait que tu te tiens ici, toute raide face à ton clavier, emplie de cette peur de perdre le contrôle qui toujours t’a paralysée. Submergée par l’émotion que tu aimerais contenir, comme à chaque fois. Et la plupart du temps, tu réussis. Dans la famille, on ne pleure pas, on courbe sous le poids de la vie sans jamais plier. On résiste, à sa façon. Qui connaît vraiment tes sentiments ?

[…] Je suis un homme simple, et tu imaginais que je savais à peine lire et écrire. Oui, le français. Comme s’il existait une seule langue sur terre. Pour toi, en tous les cas, c’est évident. La seule que tu maîtrises à peu près correctement. Tu l’aimes jusqu’à l’obsession, comme si elle avait été celle de tes ancêtres, comme si elle était toi, et plus encore. Sous tes airs de princesse lettrée, tu sembles avoir oublié que tes grands-parents avaient une langue, le yiddish, que parlaient les Juifs d’Europe de l’Est. Et une culture, qui n’était pas la religion. Tu as vécu dans une douce ignorance, pensant détenir la seule vérité. Loin de la réalité des tiens. J’en porte, en partie, la responsabilité. Voilà pourquoi je consens à te livrer ces confidences dans la langue de ma patrie d’adoption ; je l’ai apprise lettre à lettre durant l’Occupation. Bien sûr, je me doute bien qu’à la première relecture tu revisiteras mes mots pour les remplacer par les tiens. C’est ta manie, ton métier. Je vais m’en accommoder.

L’ENFANT
LE LIT BLANC
Nous sommes fin août 44, et pour Léon comme pour tous les pensionnaires de Momignies, l’issue de la guerre ne fait plus grand doute. Le débarquement de Normandie, début juin, a provoqué un grand enthousiasme dans la chambrée, même les moines sautaient de joie. […] Par miracle, Léon – ou plutôt à nouveau Grégoire – vivra l’arrivée des jeeps américaines, les lancers de chewing-gums des GI’s et le grand souffle d’euphorie collective qui s’empare de la population.

[…] Quelques jours avant l’arrivée des Américains, les nazis, en pleine débâcle, se retiraient dans le désordre, faisant mine de continuer le travail. Ils débarquèrent donc dans le grand dortoir, sommant les enfants, sortis brusquement du lit, de se mettre au garde-à-vous, en pyjama, sous le regard des frères, impuissants, et des Allemands, tout-puissants. «Baissez les pantalons!» ordonna l’officier avec ce qui lui restait d’air martial. Trois soldats négligés, visiblement plus âgés, furent alors chargés de l’inspection du sexe des jeunes garçons. Dans sa tête, Léon se répétait sans cesse la version qu’il imaginait devoir livrer au conscrit chargé de scruter son pénis circoncis : « Je suis tombé à vélo et on a dû m’opérer. » Ce sont des choses qui arrivent, finalement.

Mon père essaie de se tenir droit, tout tremblant, il a du mal à contrôler ses mouvements, il s’en souvient encore à l’âge de 78 ans. Déglingué, l’air las, le soldat chargé de sa colonne détaille, comme dégoûté, un à un, chacun des zizis qui lui sont présentés. Arrive le tour de mon père. Grégoire le fixe dans les yeux, juste un regard. L’Allemand poursuit son chemin. Mon père lui doit la vie.

LE RÉSISTANT
SOUVENIRS PÉDESTRES
Ce même 19 avril 1943, jour de la Pâque juive – fête de la Libération par excellence, celle de la sortie des Juifs d’Égypte –, un haut fait de Résistance eut lieu en Belgique également. Peut-être Doniek racontait-il à Eva qu’il avait, d’une certaine façon, participé à cette action héroïque – enfin, c’est ce dont elle pense se souvenir. Des résistants – lui? des hommes à lui? – avaient attaqué un convoi de déportés lors de son trajet du sinistre camp de rassemblement de Malines vers le camp de la mort d’Auschwitz. Leur but : libérer les prisonniers. Dix-sept profitèrent de l’action des résistants, qui avaient ouvert la porte d’un wagon, pour s’échapper. Lors du même trajet, d’autres prisonniers avaient tenté de s’évader grâce à des outils de fortune. En tout, selon l’historien Maxime Steinberg, deux cent trente et un déportés réussirent à se sauver et vingt-trois périrent lors de leur tentative. La victoire symbolique fut immense : l’épisode du XXe convoi est célébré comme un fait unique dans l’histoire de la déportation européenne.

Mais alors, pourquoi mon grand-père ne commémorait-il pas cette action, lorsqu’il rendait hommage à la Résistance avant de raviver la flamme du Soldat inconnu ? ou bien lors de la célébration des héros de Varsovie ? Eva ne se posait pas tant de questions. Elle s’imaginait issue d’une lignée de héros, les deux frères Katz n’avaient-ils pas – dans une merveilleuse synchronicité – tenté ensemble de mettre fin à la barbarie nazie ? Toute sa vie elle tenta de s’en montrer digne.