La Grinche (roman)

Dans les années 1950, La Grinche, jeune handicapée, vit dans un petit village reculé avec sa grand-mère, la Vieille. L'apparition d'un inconnu venu de nulle part va faire naître la rumeur et provoquer dans ce coin paisible des événements qui réveillent les mémoires volontairement assoupies. Un viol, un meurtre ancien… Le passé ressurgit brutalement. La Grinche et l'inconnu nouent une relation complexe et forte dans cette véritable tragédie rurale.

"La Grinche"  (Pré-aux-Sources 1998 - réédition MEO 2009)

Prix Gauchez-Philippot 2000

http://www.francoisepirart.be/biblio_roman_la_grinche.html

 

Fiche

Visuel
Année
2009
Édition
MEO

Extrait

En équilibre sur la jambe gauche, la droite pliée talon contre fesse, la Grinche sautilla jusqu’à la porte. Un sourire de guingois éclairait son visage ingrat. Un peu de mousse blanche brillait entre les dents. Les yeux, curieusement étirés, fixaient le sol. Les mains agrippaient d’antiques sabots qu’elle cognait l’un contre l’autre.

« Deuce. Quat’. In. Tois », scanda-t-elle très haut, toujours sur un pied.

Elle ne connaissait que quatre chiffres, un, deux, trois, quatre, qu’elle mêlait au gré de son humeur. Elle les avait entendus un jour puis elle les avait répétés, parfois dans l’ordre lorsque le hasard venait à son secours.

La Grinche. L’avait-on affublée de ce surnom étrange parce qu’elle grinçait des dents quand elle était en colère ou pour une toute autre raison ? La Grinche était une créature à part, une sorte de monstre au passé mystérieux, trop lourd pour son esprit tordu et son corps déformé.

Du sabot, elle frappa à la porte, la poussa. Malgré le soleil, il faisait sombre à l’intérieur. Cela sentait la poussière et le renfermé. La Grinche avança lentement, les sabots toujours dans les mains, le cou tendu vers l’avant. Elle scruta l’obscurité et émit soudain un petit glapissement de joie en voyant un pot rempli de lait posé sur la table. Elle but avidement. Le lait dégoulinait sur son menton. Elle reposa le pot, rota puis s’essuya la bouche d’un coin de son tablier, une loque informe d’un bleu défraîchi.

Elle tressaillit. La Vieille... il lui fallait prévenir la Vieille.

Elle courut au cagibi où la Vieille sommeillait parfois pendant la journée. Respectée, crainte, la Vieille faisait la pluie et le beau temps à Mâchis-d’en-Haut, quatre-vingt-cinq âmes (sans compter vaches, chevaux, moutons et cochons qui, dit-on, n’en ont pas). On ne l’aimait pas vraiment mais rien d’important ne se décidait sans elle. Lorsque Jeanjean avait acheté sa moissonneuse-batteuse, il lui avait d’abord demandé conseil. Et, l’an dernier, quand les hommes avaient été obligés d’abattre la plupart des bêtes touchées par le mal, c’était encore la Vieille qu’ils étaient venus trouver, en un ultime recours ; car, dans leur esprit simple, ils croyaient que ses pouvoirs secrets sauveraient le village du désastre.

Elle était assise sur une chaise branlante, sa jupe noire étalée autour d’elle, quand la Grinche entra. Elle ne dormait pas. Ses paupières étaient closes, ses mains jointes, mais elle ne priait pas non plus. Jamais elle ne priait d’ailleurs. À quoi lui aurait servi un dieu alors qu’elle-même était le dieu du village ? Pourtant, même si elle refusait d’obéir aux préceptes d’une Église qu’elle méprisait profondément et en laquelle elle n’avait aucune confiance, elle croyait vaguement en une divinité mystérieuse qui aurait gouverné hommes et bêtes.

La Grinche s’approcha, lui secoua l’épaule. La Vieille ouvrit les yeux. La Grinche se mit à grimacer en faisant de grands gestes : ses bras s’agitaient, sa bouche se tordait, s’ouvrait et se fermait comme celle d’un poisson, sa langue sortait vive et effilée, ses yeux d’ambre brillaient d’excitation.