Têtes d'enterrement

Albert, 93 ans, est atteint d’une maladie incurable qui doit, l’emporter dans les mois à venir. Ses enfants se sont habitués à l’idée, ils ont déjà entamé leur deuil ... Sauf que… Lors d’une réunion de famille, Albert annonce qu’il a changé d’avis : il a décidé de ne pas mourir.
Stupeur parmi les enfants ! Ça ne se peut pas ! On ne reporte pas son décès de la sorte, ce ne sont pas des choses qui se font !
La décision d’Albert va-t-elle définitivement enterrer l’harmonie familiale ?
Gauthier de Fauconval signe avec « Têtes d’enterrement » un récit aigre-doux, drôle, tendre et profond qui mène la vie dure au concept de l’amour absolu entre parents et enfants.

Fiche

Visuel
Année
2022
Édition
Lion Z'ailé

Extrait

Sur la vieillesse, il faut savoir qu’à tirer en longueur, elle finit par ennuyer. Et comme il en va de la vieillesse, il en va des vieux. Dans un monde parfait, la vieillesse est brève. Dans un monde parfait, les vieux sont rares.

Il a quatre-vingt-treize ans, Albert. Un bel âge, certes, en tous cas un âge qui sent la fin. D’ailleurs, pour lui, la vie s’essouffle, elle fut longue, pleine, unique, mais ne lui offre plus à ce stade grand espoir de divertissement, d’aventure ni de sursaut. D’autant qu’à la dégénérescence programmée de son patrimoine physique est récemment venu s’ajouter un cancer pancréatique, du genre agressif, jusqu’au-boutiste même. On lui a donné quelques mois. C’est peu, c’est comme ça. On a rapidement évoqué les classiques chimio, radio et autres thérapies, mais ce n’était pas sérieux ! La société n’y trouverait pas son compte, c’est la crise, l’argent coûte trop cher pour qu’on le dépense en pure perte. Albert va donc mourir.

De cette nouvelle, la famille ne s’est pas émue outre mesure. Il est vrai que depuis le temps qu’il traîne ses guêtres, l’ancêtre, il a fini par lasser. Bien sûr, au commencement, un vieux, c’est mignon, c’est touchant, ça parle doucement, ça ne sait plus très bien, ça fait de jolis sourires, mais tout ça, on le tolère parce qu’on sait que ça ne va pas durer. Alors quand les médecins, les grands spécialistes ─ on avait choisi les meilleurs, décence oblige ─, quand ces grands pontes de la survie avaient fini par rendre leur diagnostic, on s’était dit : « C’est normal, à un certain âge il faut se rendre à l’évidence, notre vieux doit bien mourir de quelque chose. » Bien sûr on s’était lamenté, par politesse, parce que ça se fait, et puis ne soyons pas chiche, on l’a aimé, le grand-père, on en gardera quelques bons souvenirs. Tu ne te souviens pas la fois où ? Et puis encore quand il ? C’était incroyable, il ne pouvait pas s’empêcher de ! Il était tellement amusant. Qu’est-ce qu’il nous aura fait rire !

Le temps passant, la famille d’Albert s’est faite à l’idée, plutôt pas mal d’ailleurs, qu’il faudrait à court terme lui dire adieu. Resteront assez d’images, de belles photos, l’une ou l’autre anecdote un peu acide, mémoires d’une vie longue et unique.

Et quand tout sera résolu, le corps enterré ou brûlé ─ laissons-lui le choix ─, la cérémonie orchestrée, les petits pains au lait avalés, alors, seulement alors on se penchera sur la question du pognon.

N’allons pas trop vite en besogne, pour l’heure, le vieux est encore parmi nous.

Ce n’est pas tant l’argent qui intéresse nos trois rejetons : Claire, la fille, Marc et Charles, les fils. Pour la plupart, ils ne sont pas trop mal installés. Il faut dire qu’approchant la soixantaine pour l’aîné, un peu moins pour les deux autres, ils ont eu le temps de se construire une carrière, une famille, un foyer, bref, une vie.

La mort de leur père apportera certes son lot de bonnes nouvelles ─ plus que du beurre dans les épinards, une cerise sur le gâteau ─, cependant l’héritage n’est pas en lui-même leur intérêt premier. Non, en fait, c’est juste que de la perte de leur paternel, ils se sont faits à l’idée. Et vous savez ce qu’il en est des idées, on les reçoit, on les accueille, on s’y habitue, on les choie même, on les cajole tant et si bien qu’elles se mettent à pousser, à grandir, à occuper une plus grande place dans notre âme, une place si vaste qu’elles en viennent à fusionner avec l’âme, à se confondre, à s’identifier. Jusqu’à devenir des obsessions.

Nous n’en sommes pas encore là, mais peu s’en faut. Marc, Claire et Charles ont accepté le cancer d’Albert. Ils attendent maintenant la juste conclusion de cette affaire.

C’est à ce moment précis que nous les retrouvons tous. Et par tous, il faut entendre onze personnes. Puisqu’en plus d’Albert, notre vieux, nous apercevons Claire, son mari et ses deux ados, Charles accompagné de sa femme et enfin l’aîné de la famille, Marc, ainsi que son épouse, Suzanne, et ses enfants, deux aussi, le compte est bon !

Comme souvent lors d’une réunion de famille, c’est Noël, ou l’inverse, le résultat est le même. Le jardin est blanc, le salon surchauffé, imaginez le sapin copieusement enguirlandé, la grande table enrubannée, les beaux habits, des objets emballés et chacun tentant de faire bonne figure sachant qu’il n’est pas toujours évident de côtoyer les membres de sa famille, tous ces gens dont on ne connaît en définitive pas grand-chose et dont on se fout éperdument !

Cette année, pas de dinde, c’est la crise. Cette dernière ─ la crise, pas la dinde ─ a frappé avec grande équité l’ensemble des travailleurs amassés dans ce salon. La pension de Marc se réduit comme peau de chagrin face à l’agressive augmentation du coût de la vie, sa femme, Suzanne, artiste peintre, vend encore moins que le peu qu’elle s’efforçait de faire, Claire loue son petit studio au rabais tandis que son mari se remet difficilement du gel de son salaire depuis plus d’une quinzaine d’années. Enfin, Charles et sa femme payent le prix d’une vie sans enfant ni propriété par le biais de l’impitoyable système fiscal qui ne souffre pas qu’on manque à ce point d’empathie envers le bien commun en refusant obstinément de faire ce que l’on attend de vous : contracter un crédit et se reproduire. Franchement, si tout le monde se comportait de cette manière ! Toute cette petite bande a donc décidé, d’un commun accord, de freiner un peu sur les dépenses : les cadeaux sont plus petits, on a troqué le champagne contre un mousseux, et en lieu et place de la dinde (très américaine, à bien y réfléchir), on a cuisiné un rôti de porc. C’est parfait, la différence de goût n’est pas énorme, tout le monde y trouve son compte.

Emballé, c’est pesé.

Il est près de midi, l’ambiance est bonne, presque détendue, comme quoi, ces histoires de crise, c’est avant tout dans la tête. On rit beaucoup, il faut dire qu’on ne se voit pas souvent, alors on y met du sien.

Et puis, peu avant qu’on s’installe à table, une petite cuillère vient rencontrer un verre par à-coups secs : tink-tink-tink. Le silence se répand dans la pièce. Albert désire prendre la parole.

Bon, d’habitude, les discours de vieux, on n’aime pas trop ça, c’est souvent long, on ne comprend pas grand-chose, et puis pour une fois qu’on s’amusait ! Cette année, c’est un peu différent. D’abord, il est malade ─ on pardonne plus facilement ─, ensuite ce sera la dernière fois ─ et comme argument massue, on n’a pas fait mieux. On se tait donc ! Tout le monde se tait ! On se tait, j’ai dit, oui, toi aussi, tu te tais, Émile ─ c’est le fils de Claire ─, Papy va parler, il n’a plus beaucoup de voix, ne va pas lui rendre la tâche plus difficile.

Le silence donc. Solennel, intense.

Albert se lève. C’est lent. La chaise retenue par le tapis freine son mouvement. Il cherche une issue, ça chipote, il essaye par-là, puis par ici, encore par-là. Il finit par trouver, enfin ses jambes sont libres et continuent de hisser son vieil organisme vers la station debout. Ça prend une éternité. Ça ennuie, en fait, mais on s’accroche, c’est la dernière fois, se rassure-t-on dans l’assemblée. On tente de meubler ce long temps mort de diverses manières, on toussote, on s’agrafe un sourire pour faire bonne contenance, on boit une petite gorgée de cet horrible mousseux, il n’est pas très pétillant, il fallait s’en douter, quand on joue les radins ! Finalement, le vieux est debout.

Histoire d’ajouter de la tension à la tension, il s’éclaircit la voix en une double paire de kof kof et commence à parler.

À entendre les premiers mots, on se dit qu’on est parti pour un discours de Noël classique. Les phrases, constellées de merci, vous êtes mes enfants, je vous aime, forment un ensemble sirupeux de lieux communs. Albert rappelle quelques joyeux souvenirs, évoque ─ comment l’éviter ─ sa femme décédée depuis maintenant, quoi, vingt, trente ans ? Non, il n’est quand même pas si vieux ! Ah oui ? Tout de même ! Décidément, on ne voit pas le temps passer. Les mots s’enchaînent dans la bouche du vieillard et une chose en entraînant une autre, voilà qu’une mince émotion se crée sa petite place dans les cœurs, timidement, avec tendresse, sans crier gare. Il est touchant malgré tout, notre Albert, c’est un bel homme, et puis quelle vie, quel parcours ! Il va nous manquer. Si, si, il va nous manquer, c’est sûr. On en arriverait presque à penser que c’est injuste, ce cancer. Si on se laissait aller, on dirait que ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers.

Non, vraiment, il parle bien, notre Albert, pour un discours de fin de vie, il ne s’en sort pas trop mal.

C’est chouette, ça nous fera de belles histoires à se raconter, on gardera l’image d’un homme chaleureux, heureux au terme de son existence, on n’aura aucun regret…

Sauf que…

Et c’est là que tout capote. Tout ce qu’on s’était dit, tout ce qu’on avait prévu, tout… s’écroule en quelques secondes. Dans les corps de Claire, Charles et Marc, le cœur sursaute, s’arrête quasiment, on se sent mal. Vous avez entendu ce que j’ai entendu ? On se regarde, on ne comprend pas. C’est ce qu’il a dit, je n’ai pas rêvé ?

Non, on n’a pas rêvé. Personne ici n’a rêvé.

Après force remerciements, force marques d’affection, après cet interminable tissu de phrases cousues, décousues, larmoyantes au possible, Albert achève son discours en disant :

— J’ai pris la décision de ne pas mourir.