Puerto Soledad

Fiche

Année
1963
Édition
Marabout

Extrait

C'était le printemps. Les chardons mauves fleurissaient dans la pampa. Il faisait moins froid et la pluie était un peu plus rare, mais il y avait toujours des nuages plein le ciel et le fou pampero qui soufflait sur la plaine. Au sommet des toscas, les aigrettes blanches des graminées s'apercevaient de loin et dans les rares bañados les roseaux neufs étaient d'un vert tendre rompant sur l'herbe jaune des pastos duros. Odette et sa tante faisaient de longues promenades le long de la mer, n'osant plus guère s'aventurer à l'intérieur des terres où rodaient toujours l'un ou l'autre des gauchos de Dominguez. Quand le soleil filtrait entre deux nuages, la surface grise de l'Atlantique prenait des reflets d'un bleu sombre, et les deux Françaises ne se lassaient pas de regarder l'horizon où passaient parfois les baleiniers ou les bateaux de pêche de petit tonnage. La jeune fille, malgré un certain ennui qui s'emparait parfois d'elle, aimait ces lieux étranges, désolés où les passions s'exacerbaient. Les gauchos galopaient éperdument dans la pampa, au flanc des troupeaux qui étaient comme fous de sentir le printemps. L'ombre de Dominguez planait, menaçante. Quand se déciderait-il à agir? Que ferait-il? D'où viendrait le danger? Le commissaire Olivado n'avait plus donné de ses nouvelles et le mystérieux cargo n'était plus réapparu... Odette savait que le jour où elle apprendrait que le Moluku faisait route vers Puerto Soledad marquerait, pour sa tante et elle, le début de temps difficiles. Mais en attendant que sonne l'heure décisive, elle se forçait au calme. Elle déambulait, accompagnée de Myriam, faisait les cent pas sur la jetée, s'asseyait sur une bitte d'amarrage, rencontrant très souvent Hansy avec sa casquette usée de la Kriegsmarine et ses rêves vieux de près de vingt ans. Il sifflait toujours le sempiternel Lily Marlène et cet air finissait par vriller les nerfs, par emplir l'âme d'un sentiment de mélancolie. L'Allemand finirait-il un jour par oublier? On avait l'impression que pour lui le temps s'était arrêté à jamais, était demeuré suspendu sur Puerto Soledad. Même son visage n'avait pas changé. Il n'avait pas le visage d'un homme de trente-cinq ou trente-six ans, mais bien celui d'un jeune homme de vingt ans; cheveux de lin, yeux délavés... Parfois, il parlait aux deux compagnes, mais la plupart du temps, il était silencieux, accomplissant sans cesse le même itinéraire, le même pèlerinage, eût-on pu dite. Savait-il quelque chose des activités de Dominguez ? Odette pensait que non. Mais instinctivement, comme purifié par des années de solitude et de méditation, il détestait cet Argentin trop sûr de lui, trop orgueilleux, trop prêt à tout. Les jours passaient, faits d'attente et d'un certain énervement, puis un matin où l'Atlantique paraissait moiré, un cri de Myriam attira Odette qui paressait au lit. - Odette! Viens voir le magnifique voilier !... Elle enfila son peignoir, chaussa les mules et se précipita à la fenêtre. Voiles gonflées, roulant durement à la houle, un grand voilier manœuvrait pour entrer dans la passe. En un clin d'œil, la jeune fille s'habilla, courut rejoindre sa tante qui s'avançait sur la jetée. Toutes deux regardèrent le grand bateau qui s'approchait rapidement. Des matelots couraient dans la mâture, carguant les voiles, et bientôt, toute toile rentrée, le voilier accosta à l'extrémité de la jetée, qu'il longea à petite vitesse, propulsé par son moteur auxiliaire. Enfin, il stoppa à l'angle des quais et de la jetée. Aux appareils qui encombraient le pont, au canon lance-harpon, Odette comprit qu'il s'agissait d'un baleinier en partance pour une campagne de pêche dans l'Antarctique. Et sur sa proue était écrit le nom; le plus prestigieux qui soit Moby Dick. Boston. Sous les yeux émerveillés de la jeune fille se déroulait à bord un sympathique remue-ménage. Et elle songeait à Melville, à ses lectures d'enfance, aux combats contre la baleine blanche... Quel propriétaire, quel armateur avaient été assez fous pour armer pareil bâtiment, le dernier de son espèce sans doute? Et quel poète lui avait donné ce nom qui berça tant d'heures de l'enfance? Du Moby Dick, une échelle de coupée glissa. Un homme me descendit. Il pouvait avoir dans la soixantaine. Des cheveux blancs dépassaient de sa casquette galonnée. Il s'avança vers les deux Françaises, salua. - Hello! fit-il. Je suis Peter Dickinson, capitaine de ce bateau. Comment allez-vous? - Très bien merci, dit Odette. Ma tante: Myriam Leduc, et moi-même Odette Leduc, propriétaire de Puer-to Soledad, sommes heureuses de vous accueillir. Il grogna quelque chose qui ressemblait à: - Très heureux... Jamais vu des femmes diriger un port... Enfin... Puis il demanda: - M'autorisez-vous à faire provision d'eau douce? - Certainement... Vous savez où sont les vannes... Pouvons-nous vous offrir une tasse de maté ? - Bien volontiers. Je serai heureux de bavarder quelques instants avec vous, car j'ai un message à vous remettre. Un message?... Le cœur d'Odette battit plus vite. Un message de qui?... Le capitaine donna des ordres. Quelques matelots descendirent à terre, regardant curieusement les installations portuaires à l'abandon. Lorsque le capitaine fut installé en face des deux compagnes, une tasse de maté brûlant à la main, il expliqua: - Je voulais relâcher à Puerto Deseado. Il n'y avait pas de place. Ces foutus pétroliers encombrent tout. Alors, par radio, j'ai dit que j'allais relâcher à Puerto Soledad, et J'ai demandé dans quel état étaient la passe et le port. Ils m'ont répondu: pas mal. Puis le radio de Puerto Deseado m'a dit qu'il avait un message pour une Française qui habitait là-bas. Je lui ai répondu: Donne-le-moi... Et le voici... Il sortit une feuille de papier de sa poche: - Le message a été reçu par Puerto Deseado, il y a quatre jours. Provenance: la base française de TerreAdélie dans l'Antarctique. En voici .la teneur: Ma chère Odette, ma chère Myriam. - Bien reçu vos nouvelles. - Heureux vous savoir en bonne santé et vous plaisant bien. - Ici fonte de la banquise en bonne marche. - Puisque avez décidé prolonger séjour en Argentine, espère pouvoir passer vous voir lors de mon retour. - Bateau polaire fera escale à Punta Arenas, extrémité continent américain. - Vous rejoindrai par avion. - Drouon m'accompagnera peut-être. - Impossible préciser date. - A bientôt. - Baisers. - Albert LEDUC. La jeune fille se sentit inondée de joie. Bientôt son père la rejoindrait! Il y aurait à nouveau la folle existence, les récits d'aventures de l'explorateur. Et cette fois, elle aussi, aurait des aventures à raconter.