La Liaison ferroviaire transmanche, une nouvelle frontière pour le Nord
Fiche
- Année
- 2020
Extrait
Le pas de Calais, détroit de 35 kilomètres dans la partie la plus étroite de la Manche, sépare le Nord de la France du comté anglais du Kent. La frontière maritime a profondément façonné l’histoire des deux régions : à la fois obstacle et passage, elle est située dans une aire d’échanges séculaires d’une exceptionnelle densité en raison de sa situation géographique, de la démographie des côtes et de la complémentarité des économies (Morieux, 2008). Pourtant, sa définition est restée longtemps incertaine.
Avec l’émergence des nations, de la puissance étatique et de l’ordre westphalien au milieu du XVIIe siècle1, les États européens définissent leurs frontières pour exercer leur souveraineté. Mais la liberté de navigation prévaut en mer2, et celle de l’Angleterre3 avec la France reste imprécise, la notion de « frontière naturelle » coupant court aux questionnements. Or la frontière entre les deux royaumes « n'était pas seulement une question de théorie politique et de souveraineté, ou de langue et d’identité nationale, mais aussi quelque chose de plus profond, qui affectait la culture, la société et l’économie », analyse Mathieu Arnoux (2014)4, qui rappelle la complexité des liens anglo-normands, y compris de souveraineté, tout au long du Moyen-Âge. La Manche, qui sépare les deux pays, est une mer peu profonde qui s’élargit vers l’Atlantique, à l’ouest du pas de Calais, et communique, à l’est, avec la Mer du Nord. Côté anglais, elle constitue une défense naturelle, comme l’a déclamé le duc de Lancaster dans Richard II, tragédie de William Shakespeare jouée en 1595 : « Cette pierre précieuse sertie dans une mer d’argent qui lui est comme un rempart / Ou comme un fossé qui défend une maison » (Craig, 1990, p. 4185).
Côté français, la Manche est mal connue des hydrographes et ingénieurs de la Marine royale en formation. Lorsque Jacques-Nicolas Bellin commence à combler cette lacune un siècle après les traités de Westphalie, en 1749, il évoque le « besoin pressant » qu’avaient les navigateurs « d’une carte fidèle pour un parage aussi fréquenté et le peu d’exactitude que l’on trouvait dans toutes celles dont ils étaient obligés de se servir. »6 Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la continuité géologique entre le Nord de la France et le Kent est établie, ce qui renforce la notion d’espace d’échange7 (figure 1).Pour le géographe et diplomate Michel Foucher, dont les travaux font autorité en matière de frontières internationales, l’asymétrie des représentations est décisive : « En France, la séparation est côtière, justifiant la politique de construction de forteresses ; pour le Royaume-Uni, la séparation passe par la mer, justifiant le rôle assigné à la Navy. Et plus tard, Londres revendiqua une souveraineté complète sur la Manche1, alors que Paris ne réclamait que des eaux territoriales. Les conceptions différentes des limites expliquent qu’aucune convention n’ait fixé les limites et délimité nettement la séparation. » (Foucher, 2018).
Au XIXe siècle, les premiers promoteurs de liaisons ferroviaires sous la Manche relèvent cette absence de convention. Lorsqu’en 1876, le gouvernement français s’apprête à octroyer une concession de 99 ans pour le percement et l’exploitation d’un tunnel sous-marin ; les juristes conçoivent la liaison fixe comme un système intégré composé de l’ouvrage d’art et de son chemin de fer. La question de la frontière est posée. Un projet de convention, daté du 30 mai de cette année, la situe « au milieu de la distance séparant la ligne des basses eaux. » Elle ne s’applique toutefois qu’au futur tunnel et à son chemin de fer, pas à la navigation, qui obéit aux règles du droit maritime, ni à la pêche, aux ancrages et aux questions de nationalité2 : le texte déconstruit le concept de frontière en fonction de la diversité de ses usages. Elle représente davantage qu’un tracé, réel ou figuré : un concept qui prend en compte à la fois la géographie, la technologie et le droit.
Entre 1876 et 1975, se succèdent de nombreux projets non aboutis de liaisons fixes transmanche. Après la relance initiée par les deux gouvernements, la SNCF et British Rail au tournant des années 1980, l’attribution d’une concession est annoncée par les deux chefs d’État le 20 janvier 1986, à Lille. La création de la première frontière terrestre entre les deux pays constitue un chapitre important des textes fondateurs du tunnel sous la Manche, le traité de Cantorbéry et la concession quadripartite, signés le mois suivant. Le Premier ministre britannique, Margaret Thatcher, accorde une grande importance à la libre circulation des marchandises au sein de la Communauté européenne. La frontière doit donc s’effacer autant que possible3. La « Dame de fer » n’en est pas moins consciente de la dimension symbolique et politique de l’ouvrage. Le tabloïd Sun titre d’ailleurs à cette occasion : « Nous ne sommes plus une île »4. Le président français, François Mitterrand, déclare que le tunnel affectera moins qu’un pont l’image de l’insularité britannique, si importante dans les représentations géopolitiques anglaises, hier comme aujourd’hui (Foucher, 2018). Fin novembre 1990, dans la lettre que Margaret Thatcher adresse, après sa démission, au chef d’État français, le tunnel est la seule réalisation commune qu’elle mentionne : « Je crois, en particulier, que la réalisation du tunnel sous la Manche sera un événement d’une importance considérable dans l’histoire des deux pays et qu’elle influencera les attitudes des Britanniques par rapport à l’Europe. »5 Insularité, libre circulation, attitudes face à l’Europe constituent donc les enjeux du nouvel ouvrage ferroviaire et de sa frontière invisible.
Finalement inauguré le 6 mai 1994, le tunnel sous la Manche change la géographie en créant une frontière terrestre entre la France et le Royaume-Uni et révolutionne les échanges entre le royaume et le continent européen. Liaison ferroviaire permanente, il impose, pour la première fois dans l’histoire des deux pays voisins, une définition précise de leur frontière et des modalités inédites pour son contrôle.
Depuis 1986, les cadres juridiques esquissés à la signature du traité et de la concession du tunnel sous la Manche ont été régulièrement adaptés et complétés, comme prévu dans les textes fondateurs. Mais à partir de la fin des années 1990, de nombreux migrants affluent dans le Calaisis en provenance de zones de conflits ou déshéritées, pour s’installer au Royaume-Uni. Certains tentent de traverser la Manche clandestinement par le tunnel, au péril de leur vie, et le trafic est durablement perturbé. Les législateurs répondent alors par des dispositions dérogatoires du droit commun.