Laurent Bonnaud

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Le plus grand projet d’ingénierie du XXe siècle

Le tunnel sous la Manche a 30 ans

Il y a trente ans, le 6 mai 1994, la reine Elisabeth II d’Angleterre et le président François Mitterrand inauguraient le Tunnel sous la Manche. L’événement a marqué son époque : l’idée de construire une liaison fixe entre l’Angleterre et la France a occupé les esprits pendant presque deux siècles ; l’ouvrage, bien plus qu’un tunnel, est un système de transport unique en son genre ; sa dimension symbolique est considérable. La liaison ferroviaire fixe transmanche a changé la géographie européenne en facilitant la mobilité de quelques 500 millions de voyageurs et en recomposant les chaînes logistiques. Aujourd’hui, elle capte un quart des échanges commerciaux entre le Royaume-Uni et le continent. Elle démontre au quotidien que l’intégration économique dépend  de réseaux performants d’infrastructures transfrontalières. Retour sur cette histoire avec l’historien des transports Laurent Bonnaud.

 

Une histoire qui vient de loin

Pendant un siècle et demi, les projets de liaison fixe transmanche sont une suite de visions d’ingénieurs et d’entrepreneurs, de polémiques stratégiques et d’abandons fracassants. Albert Mathieu-Favier, ingénieur des mines, soumet un projet de galerie forée à Napoléon Ier en 1802. À une toute autre échelle, les grandes compagnies ferroviaires soutiennent un premier chantier, au début des années 1880. Mais le tunnel cristallise les paniques d’invasion britanniques. Les travaux sont interrompus.

Londres, récent membre de l’OTAN, abandonne ses objections militaires en 1955. Au début des années 1960, au sein du Groupe d’études du tunnel sous la Manche (GETM), des ingénieurs de la SNCF et de British Railways mettent au point un système de navettes pour automobiles et poids lourds, inspiré de services proposés dans les Alpes suisses dès les années 1930. Roger Hutter, inventeur des trains autos-couchettes, le perfectionne avec une boucle fermée.

Le second chantier, entamé en 1973, accompagne l’adhésion du Royaume-Uni à la CEE. Il est abandonné par le gouvernement travailliste de Harold Wilson en 1975 : le pays traverse une situation économique et sociale critique et doit financer un autre projet franco-britannique hors-norme : l’avion supersonique Concorde.

 

Une fenêtre d’opportunités, un système de transport intégré

Les gouvernements français et britanniques s’accordent de nouveau sur la construction d’une liaison fixe en 1984. Période exceptionnellement favorable : Margaret Thatcher et François Mitterrand, défenseurs du projet, restent au pouvoir pendant toute la décennie. À Bruxelles, la Commission Delors impulse le triple élan du Marché unique, de l’euro et de l’élargissement européen.

Fonctionnaires et promoteurs doivent résoudre la quadrature du cercle : comment accueillir sous la Manche voyageurs et marchandises dans des conditions optimales de sécurité et de confort ?

L’entreprise touche toutes les limites techniques et financières et fait face à une forte opposition en Angleterre : perte de l’insularité, coût de l’ouvrage et de la voie ferrée entre le tunnel et Londres, menaces sur l’emploi dans les ports, hausse du trafic dans le « jardin de l’Angleterre »… En outre, Margaret Thatcher voudrait « traverser la Manche au volant de sa voiture » et un financement entièrement privé. La partie française favorise un tunnel ferroviaire, vitrine du TGV, et n’exclut pas un financement public.

Plusieurs projets sont en lice. Dans la Manche, alors le détroit le plus fréquenté au monde, le tunnel s’avère préférable au pont, vulnérable aux collisions maritimes. Par ailleurs, un tunnel routier sous-marin de plus de quarante kilomètres pose des défis de sécurité et de ventilation. Finalement, ce sera un ouvrage ferroviaire financé et opéré par le privé. Eurotunnel se voit attribuer la concession en 1986. Les exigences des banques ont été décisives dans ce choix.

Il reprend, dans ses grandes lignes, le concept abandonné en 1975 : deux galeries de circulation ferroviaire (diamètre : 7,6 mètres) et une galerie centrale de service et de secours (4,8 mètres), accessibles par deux terminaux connectés aux réseaux de transport terrestres des deux pays. Deux interconnections, véritables cathédrales sous la mer, permettent de permuter le trafic. Les tunnels mesurent 50,5 km de longueur, dont 37,5 km sous le Pas de Calais.

Les travaux commencent à la toute fin de 1986. Le 1er décembre 1990, les équipes française et britannique font leur jonction sous la Manche avec  une poignée de mains historique. L’ouvrage est livré au concessionnaire le 10 décembre 1993, un temps record, et inauguré le 6 mai 1994. Dix ans après la décision politique et au terme d’un chantier titanesque qui a mobilisé plus de 10 000 personnes et sept tunneliers géants, le tunnel sous la Manche est une réalité.

Il accueille des trains directs de voyageurs (Eurostar) et marchandises et les navettes (Le Shuttle). L’Eurostar est un train prototype GEC-Alsthom, grande vitesse tri-courant pour circuler em France, en Angleterre et en Belgique, et à gabarit étroit pour se conformer aux normes de British Rail.

Les deux pays financent les infrastructures d’accompagnement : réaménagement complet de la desserte de Lille, sous l’impulsion de Pierre Mauroy ; raccordement autoroutiers dans le Pas-de-Calais et le Kent ; TGV Nord prêt pour l’inauguration du tunnel, Ligne à grande vitesse belge en 1997. La liaison ferroviaire à grande vitesse entre Londres et le tunnel n’est achevée qu’en 2007. L’Eurostar arrive désormais en garde de St Pancras au lieu de Waterloo. Le train devient plus attractif que l’avion entre Paris, Bruxelles et Londres.

 

Une autre géographie européenne

Depuis 1994, le concessionnaire, renommé Getlink en 2017, a surmonté les défis d’une montée en charge sans équivalent. Le financement de projet, entièrement privé, a été restructuré avec l’aide des pouvoirs publics. Les premiers actionnaires et prêteurs y ont perdu une partie de leur mise. Les enjeux sécuritaires de l’ouvrage ont été maîtrisés. Deux graves incendies, en 1996 et 2008, n’ont fait aucune victime, démontrant la résilience du concept technique.

Le tunnel sous la Manche est devenu la voie ferroviaire la plus fréquentée au monde. En rendant possible la traversée du Pas de Calais sans rupture de charge et par tous les temps, il a bouleversé les échanges entre l’archipel britannique et l’Union européenne : en train à grande vitesse Eurostar pour environ 10 millions de touristes et voyageurs d’affaires par an ; dans les navettes ferroviaires Le Shuttle, qui accueillent par millions automobiles, motocycles et poids lourds ; a contrario, les trains de marchandises directs restent marginaux.

Les voyages en train entre Londres, Paris, Bruxelles et, depuis 2018, Amsterdam, se sont multipliés et ont capté la plus grande part du trafic aérien entre ces villes. Les services de ferries conservent une part de marché significative après s’être modernisés, restructurés et concentrés sur le Pas de Calais. De nouvelles chaînes logistiques relient les industries britanniques à leurs clients et fournisseurs dans toute l’Europe. Plus de 3,6 millions de ressortissants européens vivent désormais au Royaume-Uni, dont plus de 200 000 Français à Londres et 1,2 million de citoyens britanniques dans des pays membres de l’UE, au premier rang desquels, l’Espagne et la France.

En dépit de cette intégration croissante et contre la vision des promoteurs du tunnel, qui souhaitaient « arrimer la Grande-Bretagne à l’Europe », une majorité de Britanniques s’est exprimée, le 23 juin 2016, en faveur d’une sortie de l’Union européenne. Ce n’est pas le moindre paradoxe du Brexit.

La liaison fixe transmanche, seule frontière du Royaume-Uni avec le continent, est à la charnière de ce bouleversement économique et politique. Connaître son histoire, c’est plonger dans les récits collectifs qui construisent chaque génération et qui s’incarnent à un degré rare dans le « chantier du siècle ».

 

L’avenir du tunnel

Le concessionnaire emploie 3 500 salariés. Actif également dans les services de fret ferroviaire et l’interconnexion électrique, il génère suffisamment de liquidités pour rembourser sa dette et rémunérer ses actionnaires. Il a réalisé en 2023 un chiffre d’affaires de 1,8 milliard d’euros et transporté 18 millions de voyageurs, partagés à parts égales entre l’Eurostar et les navettes, 2,25 millions de voitures et 1,2 millions de camions.

Le tunnel n’est utilisé qu’à moitié de sa capacité et la concession court jusqu’en 2086. Des gains de parts de marché sont envisageables sur le transport des poids lourds et il existe un potentiel important dans les trains de marchandises directs. Toutefois, les services ferroviaires sont contraints par le gabarit plus étroit au Royaume-Uni et par les différents systèmes d’alimentation et de signalisation dans les pays desservis. Seules les lignes à très forte fréquentation sont rentables, à moins d’une péréquation ou d’un abondement public.

Les nouvelles rames Siemens Velaro d’Eurostar prennent en compte ces défis : 20 % plus spacieuses, quadricourant, elles peuvent rouler jusqu’aux Pays-Bas et en Allemagne. Par ailleurs, la récente fusion avec Thalys change l’échelle de l’opérateur historique et permet d’envisager de nouvelles stratégies.

La ligne à grande vitesse High Speed 2 vers le nord de la Grande-Bretagne, prévue dès les années 1980, sera prête à la fin de la décennie : elle devrait générer du trafic pour le tunnel.

Une demande existe pour des liaisons interrégionales, par exemple entre le Kent et les Hauts de France et pour des liaisons entre le sud-est de l’Angleterre et le continent (provinces françaises, ouest de l’Allemagne, Genève / Lausanne), dominées par les compagnies aériennes à bas coûts.

De nouveaux opérateurs passagers peuvent encourager la concurrence : l’opérateur public espagnol Renfe a entamé des négociations fin 2021 pour l’exploitation de trains Paris-Londres ; le groupement d’investisseurs Evolyn  a signalé son intention d’ouvrir des services transmanche en octobre 2023. Il est animé par Alsa, le groupe de transports routiers espagnol de la famille Cosmen, allié  depuis 2005 à un grand acteur du transport terrestre britannique, National Express Group ; des investisseurs néerlandais ont également signalé leur intérêt.

 

Conclusion : un axe stratégique européen

L’histoire du tunnel sous la Manche est riche d’enseignement pour la conception, le financement et l’exploitation des grandes infrastructures, dont l’Europe et le monde ont un besoin majeur dans les prochaines décennies. Un récent programme de recherche de Rails et histoire, l’association d’histoire des chemins de fer, a établi l’état des connaissances sur la Liaison fixe trans-Manche, mesuré ses réalisations et tiré des enseignements pour l’avenir. Il a permis d’établir l’importance pour les grands projets de la gouvernance, des infrastructures d’accompagnement et des effets économiques et sociaux élargis.

La rentabilité d’une infrastructure ne s’évalue pas seulement à l’aune de ses coûts et bénéfices directs, mais doit prendre en compte les externalités les plus larges, comme la réduction des émissions de CO2  sur la traversée ou celle des accidents maritimes.

Connaître cette histoire, du projet Mathieu-Favier à nos jours, c’est également mieux comprendre les mutations du Royaume-Uni, de la France et de l’Europe, et leurs relations paradoxales sur la longue durée.

La liaison fixe transmanche constitue un axe stratégique européen, qui renforce l’importance séculaire du détroit du Pas de Calais pour l’Europe et le monde. Son importance économique et commerciale ne doit pas faire oublier qu’elle est également une voie d’approvisionnement majeure en cas de conflit, telle qu’elle a été perçue par de nombreux témoins de sa longue histoire.

Laurent Bonnaud
Historien économiste
Fondateur et dirigeant de Sponte Sua SRL

Du même auteur, lire : Le tunnel sous la Manche, l’autre frontière du Brexit ?

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2024
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LE MOCI