Belgiques

Recueil de 16 nouvelles : La Gaume en hiver – La Flandre est un songe… - Au cimetière de Laeken – Le château du Marais – La dame au petit chien – La maison d’En Face – Nirvana – Paris-Coiffure, Schaerbeek – La maison au bout du chemin -À Bruxelles le 22 mai 1967 – Devine qui vient sonner – Exhibition – Quelque  part à Auderghem – Les charmes de l'autofiction à Bruxelles – Regarder la mer – Là-bas au bord d’un étang

Fiche

Visuel
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Année
2024
Édition
Ker

Extrait

Regarder la mer…

Regarder la mer et rêver l'avenir.
À quel âge devient-on sensible à la beauté des choses ? Et quand se met-on à penser « demain », « plus tard », « un jour » en se disant que tout alors sera beau et que le bonheur, forcément, remplira la vie ?
Le soleil mourant dépose des touches de rose et de safran sur le gris presque transparent de l'eau. Dans le ciel, il y a mille nuances de rouge et d'orangé, et des plages de bleu très clair, de vert pastel, de turquoise pâlie se diluent dans l'or et l'ocre léger du couchant. Des chevaux galopent au bord des vagues comme chaque soir, depuis si longtemps. De rares promeneurs marchent lentement, souvent accompagnés de chiens qui jouent et se poursuivent en faisant voler le sable autour d'eux. De grands bateaux glissent devant l'horizon, et l'on a rêvé d'un jour s'en aller sur l'un de ces navires.
À quel moment Aline a-t-elle pour la première fois été sensible à tant de fugitive beauté ? Tous ses étés, depuis sa naissance — et déjà avant, disait sa mère —, elle les a passés là, au bord de la même mer, dans la même villa faussement normande. De Coq-sur-Mer, petite cité balnéaire paisible et familiale située à mi-chemin d’Ostende et Blankenberge, elle connaît toutes les rues, tous les sentiers dans le bois, les moindres recoins de dunes. Rien n'a vraiment changé, pendant toutes ces années. La voirie, par endroits : nouveaux ronds-points, espaces de parking… Des commerces sont apparus, d'autres ont fermé. La boulangerie, la poissonnerie, le marchand de journaux, les trois bazars où l'on continue de vendre cerfs-volants et jeux de plage sont toujours là, même adresse, même enseigne. Et le salon de thé où, les jours de pluie, l'on venait en famille se goinfrer de gaufres Chantilly, de crêpes-cassonade et de dames blanches. Le minigolf est resté pareil, avec ses vingt et un parcours de brique pilée où si souvent Aline s'est mesurée à son père, à son grand-père… Et le tennis. Les loueurs de cuistax et de vélos continuent d'exposer sur le trottoir leurs engins à une, trois, quatre, six ou huit places. Les cabines de plage qu’on loue à la semaine ou au mois sont là, elles aussi, comme avant. Les noms mêmes des loueurs de fauteuils sont demeurés : bij Rémy, chez Brigitte, Jan… Bien sûr, Rémy, Brigitte et Jan doivent être morts depuis longtemps. Mais leurs successeurs n'ont pas jugé bon de modifier l'enseigne, et l'on continue de trouver, à côté des deux ou trois sièges ou du banc sur lesquels on s'installe pour remettre ses chaussures, une brosse soyeuse destinée à ôter le sable qui reste collé sur les mollets et entre les orteils.