La Mer éclatée
"Ils sont deux à marcher le long des routes, deux enfants d'aujourd'hui, deux paumés, marginaux parmi les marginaux". De Bruxelles aux Ardennes, des Ardennes aux bords de la mer, Carl et Nadia se serrent l'un contre l'autre comme deux chiens errants pour ne plus avoir peur ou pour être moins seuls, jusqu'au moment où ils trouveront un peu de chaleur, ensemble. Pendant ce temps, un petit garçon de huit ans traîne dans les rues avant de rentrer chez lui où personne ne l'attend. Mais la ville est comme une jungle peuplée de fauves devenus fous et la mort rôde partout. Carl, Nadia, le petit Vincent, Rachid, et aussi Nicole et Ginette, les deux mères, et encore Henri, le journaliste raté, José, le flic aigri... tous se croisent sans se reconnaître, se cherchent sans se trouver, avant que le destin ne les rattrape.
Cet ouvrage a été finaliste à plusieurs prix littéraires (prix Rossel, prix de la Communauté française de Belgique, prix de la Ville de Tournai).
Une réédition est prévue en 2025 par les éditions Edern.
Extrait
Et là, tout s'est éclairé comme un ciel d'orage qui se déchire en deux. Elle a cessé de lutter, de se débattre, de faire la morte. Comme si souvent dans les assauts fous des vagues, elle s'est laissé soulever et rouler, offerte et docile, dans un océan tout neuf et inconnu. Elle a laissé ruisseler sur elle l'eau bleue du désir, l'eau claire de l'amour. Le flot l'a emportée et ramenée, emportée encore et reprise, enlevée et conquise et déposée, finalement, comme une noyée, à la lisière de l'inconscience et de la mort. Elle a senti croître au fond d’elle, puissante et sauvage, une marée sans frein, et tout a craqué et s'en est allé à la dérive, en haute mer sous le soleil.
Il y a eu ce moment volé à l'éternité où elle était la barque et la mer, le ciel avec ses nuages poussés par le vent, et le sable aux confins des déserts et les arbres avec leurs feuilles qui boivent la lumière… Il y a eu tout l'univers qui entrait en elle et y tenait à l'aise, galaxies et nébuleuses phosphorescentes, elle s'est creusée aux dimensions du monde et la houle montait, montait, et elle le retrouvait, ce mouvement primitif et sauvage de la vie.
Carl. C'est Carl qui lui a appris cela, qui l'a conduite, de très très loin, par la main. Carl… Ce fut comme une fulgurance. Étonnée, Nad a su qu'elle avait retrouvé le goût de la vie, sa saveur saline et puissante. Elle s'est vue, dans l'éblouissement de son corps apaisé, elle s'est perçue dans l'instant et la continuité, immergée dans la vie de nouveau, la vie, toujours la même, dont elle était venue et qui la baignait encore, et la traversait toute et la remplissait de sa respiration.
Elle a fini de lutter, fini de souffrir. Tout est si simple. Il n'y a qu'à se laisser faire, se laisser bercer par les flots et caresser par eux, descendre dans la nuit, flotter sans heurts, remonter chercher l'air à la surface irisée…
Elle était encore ce souple poisson des abîmes, cette fleur marine et dansante, elle n'avait jamais cessé d'être cela. « L'océan des origines avec ses mouvements lents et ses marées, j'étais en lui, légère et frêle, et le voici en moi aujourd'hui. Et j'y participe, je suis en lui quand Carl m'y conduit, et je m'étends jusqu'à ses confins les plus lointains et je le sens qui vit en moi et palpite et respire, en moi, en moi… »
Elle s'est trouvée, enfin, retrouvée, la petite algue libre qui déjà se tisse de nouvelles racines, obscurément. Tout lui est apparu si clair, si net, dans la grande lumière du couchant. Elle a refermé les bras sur son rêve, et il avait un nom et un visage, Carl, et elle ne rêvait pas, elle ne rêverait plus jamais… Elle est devenue femme d'un seul coup, le cœur et le corps abandonnés au flux de la vie qui jamais ne s'arrête, offerte et solide, avec cette blessure verticale et touffue, au creux de son être, qui palpitait dans le vent et s'ouvrait comme une fleur, et l'âme dormait derrière la porte fragile, et s'étirait doucement.