Vivement ce soir
Pourquoi devient-on psy ? Thomas ne se pose pas la question, même si…
Un lundi comme les autres. La première journée de la semaine, la plus longue. Neuf patients à rencontrer, à écouter, à tenter d’aider. Neuf ? Pas sûr, car Hélène Favereaux a décidé de ne pas venir et s’en explique dans une lettre qu’elle adresse à monsieur Quarante Euros. Dans l’enveloppe, elle ajoutera les notes qu’elle a prises au fil de leurs rencontres.
Lui, de huit heures à dix-neuf heures trente, doit recevoir l’insupportable monsieur Piérard, puis Laurent, Marisa Duzel, monsieur Stevens, Sylvia, John, Myriam Mazury, madame Bertram et, enfin madame Favereaux. Tous différents, tous en souffrance. La plus jeune a dix-huit ans, Hélène Favereaux atteint l’âge de la retraite.
Thomas, par moments, perd le contact. Il pense à Alexia, son amour, qu’il se plaît à imaginer face à ses élèves, en classe de maths. Il plonge dans son propre passé. La journée s’écoule, lentement. Il attend le soir, il attend le retour d’Alexia. Mais la vie, parfois, organise d’autres rendez-vous.
Extrait
Un désespoir épais, poisseux comme du sang.
« La question que je me pose est la suivante : que pouvons-nous faire ici ? Qu’est-ce que vous attendez de nos rencontres ? »
C’est lui qui a posé la question, plusieurs fois, mais c’est en moi qu’elle avait germé, et depuis le début. Que répondre ? Qu’ai-je répondu ? Que je ne savais quoi répondre. Aller moins mal, si c’est possible. Oui, c’est possible, c’est du moins ce qu’il a dit. OK, alors on continue… De toute façon, je ne tiens pas à arrêter. Ça, je ne l’ai pas dit, mais je l’ai pensé. Une sorte de panique à l’idée de l’entendre me dire qu’il ne peut rien pour moi et que nous devrions en rester là. Comme la peur d’un nouveau rejet… Lamentable et sinistre. Du moins suis-je lucide, c’est déjà quelque chose.
Il me semble qu’au-delà de l’aspect « praticien-patient », il y a parfois dans ses yeux une certaine — et étymologique — sympathie. Mais je me leurre peut-être. Ou sûrement. La méfiance et la défiance devant la possible intrusion d’un sentiment réel entre nous, quel qu’il soit, et en même temps une grande tristesse quand cette impression me vient. Faut-il que cela me manque, un peu d’humanité et de compassion…
Par moments, je continue de vouloir contrôler, observer, prendre mentalement des notes, avec l’envie de poser mille questions sur sa vie de psy, sur les cas qu’il traite, sur son mode de fonctionnement, sur sa façon de se protéger face aux souffrances ou aux perversions dont il entend le récit. Comment arrive-t-il à ne pas s’impliquer, est-ce même possible… ? Comprendre, connaître. Et à d’autres moments, la détresse prend le dessus, je parle, il m’interroge, et je perds tout recul, je craque de nouveau.
Un luxe, quand même, de tourner en rond de la sorte autour de moi-même. J’ai toujours trouvé cela un peu ridicule, voire méprisable, chez les autres. Envie de leur dire qu’il y a des génocides, des guerres, des tremblements de terre, de vraies douleurs, de vrais drames, de vraies catastrophes, et qu’ils devraient avoir honte de se pencher sur leur petit univers de riches pour en explorer les bas-fonds et en gratter les plaies. Et voici qu’à mon tour… Honte et malaise. Honte pour d’autres raisons aussi. Envie de crier que je ne suis pas dupe, ni de moi et de ce que je fais là, ni des ficelles parfois évidentes qu’il utilise. Et cependant, par moments, il y a comme un déclic, et j’ai l’impression d’avoir compris quelque chose. Quant à savoir à quoi cela va me servir, c’est une autre histoire.
Une sorte de plaisir aussi (mais le mot « plaisir » est mal choisi, il faudrait en trouver un autre, comme « bien-être » ou, mieux, « réconfort ») à pouvoir mettre ma vie à plat devant quelqu’un — un parfait inconnu — qui pourtant n’en a pourtant rien à faire. En somme, la mettre à plat devant lui, c’est m’entendre la mettre à plat, c’est la déballer devant moi d’abord, non plus en morceaux mais dans son entier, et sans l’arrière-pensée de devoir plaire ou ne pas déplaire. Ne pas me soucier d’être jugée ou d’être rejetée, de donner une image de moi qui me convienne, ou qui lui convienne, et qui soit « séduisante ». Rien de pareil ici ? Pas si sûr, car me touchent les moments où je perçois chez lui une pointe d’émotion devant telle ou telle chose que je lui raconte. Et je sais que me sentirais mal si je le devinais indifférent ou hostile. Sans doute m’enfuirais-je à toutes jambes. Nous sommes donc quand même, malgré tout, dans un rapport de séduction. Existe-t-il des contacts humains qui ne fonctionnent pas sur ce mode ?
Étrange relation où je me place en état de faiblesse et d’infériorité, en état de demande, devant quelqu’un qui pourrait presque être l’un de mes étudiants, et en même temps, je l’observe et m’amuse parfois de déceler les « trucs » qu’il utilise, de prévoir ce qu’il va dire… Amusement aussi (ou émotion ?) quand je le perçois plus ou moins « impliqué », moins neutre et froid, moins distant, un peu comme si ces instants-là constituaient une victoire de ma part. Ambigu et bizarre, tout ça. Par moments je perds pied, je fonds en larmes, et je lutte alors contre cet abandon. Et je me dis à chaque fois qu’il ne peut rien comprendre à tout ça, parce qu’il est un homme, parce qu’il est trop jeune, et finalement parce que personne ne peut rien comprendre aux autres. À moins peut-être de l’avoir vécu soi-même. Et même dans ce cas-là, ce n’est pas si sûr.
Les enfants perdus… Comme si c’était hier. Toujours la même douleur, la même horreur, augmentée encore, d’une certaine manière, par tout le temps passé, par ce qui s’est produit ensuite et par la connaissance que j’en ai, par le souvenir, et par la science que c’était irréversible, que rien jamais n’a réparé ni ne pourra réparer cela. Ni pour moi ni pour eux.
Tu veux que je te dise, Monsieur Quarante Euros ? J’ai besoin, je crois bien, d’un peu de sympathie, juste un peu d’humaine sympathie.
Tu veux que je te dise autre chose ? Cela me fait terriblement mal, de remuer toute cette boue, toute cette masse gluante de désespoir avec laquelle je vis, tant bien que mal, depuis tant d’années. Est-ce que ces séances finiront par m’aider à vivre moins douloureusement ? Est-ce qu’elles m’apporteront, in fine, autre chose que le réconfort de me sentir écoutée avec ce que je prends pour de la sympathie ? Oui, je sais, c’est déjà beaucoup.
Mal, quand même. Les larmes coulent, parfois chez lui, parfois après, toujours à l’intérieur. Mon Dieu, est-ce que l’on peut vivre comme ça ? Si j’avais su alors ce qui m’attendait et ce que serait le reste du chemin, sûr que je ne serais pas là pour m’en plaindre aujourd’hui. Et maintenant, comment continuer, comment poursuivre et essayer d’avoir moins mal ?
Allô maman bobo… mais il n’y a personne.
Dure journée. Rendez-vous chez Monsieur Quarante Euros. Larmes, démolie, et je ne sais même pas pourquoi. On parlait, de quoi ? De mon père, des enfants ; bien sûr c’était dur et difficile, il me regardait avec son attention toute professionnelle, silencieux le plus souvent, parfois avec une question ou un commentaire qui étaient censés relancer la machine, et moi j’avais du mal, j’avais mal. Il m’a dit « Je vous sens émue, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui vous donne envie de pleurer ? » Du coup, les écluses se sont ouvertes. À cause des souvenirs qui affluaient, du contenu de mon discours, mais davantage et surtout parce que c’est si rare, à vrai dire ce n’est pas rare, c’est tout simplement inexistant, quelqu’un qui remarque que quelque chose ne va pas et qui, avec gentillesse, me demande ce qui se passe… Mon Dieu, quel désert que ma vie ! Cela justement au centre du désespoir : la solitude sans nom, je vais mal, j’ai envie parfois de mourir, de hurler, et personne, jamais, pour s’en apercevoir. Personne pour m’adresser cette simple question : « Qu’est-ce qui ne va pas ? »
Fermer les yeux, me laisser aller sur une épaule, avoir quelqu’un qui me prenne dans ses bras, qui me console, qui soit là, sans plus. Jamais personne depuis si longtemps, et ce silence, cette indifférence, ce vide, c’est invivable à la longue, c’est insupportable.
Après, une réunion de merde avec notamment ce collègue que je ne peux plus encaisser, sa suffisance, son arrogance, ses a priori, sa bêtise monumentale. Le temps passait alors que j’aurais dû être en classe où mes étudiants m’attendaient. Et les larmes qui n’étaient pas loin, prêtes à couler de nouveau. Le seul moment où je me sente plus ou moins bien : quand je donne cours. Je suis en représentation, je parle, j’explique, je les fais rire, je me dépense, je me fatigue, ils finissent par comprendre, ils évoluent, ils progressent, et pendant ce temps-là, je n’ai pas le loisir de penser à quoi que ce soit d’autre qu’à ce que je suis en train de faire.
Le rendez-vous d’aujourd’hui me laisse brisée. À quoi bon finalement remuer tout ça ? Il me dit qu’il y a moyen de corriger certaines choses, d’atténuer la douleur, de retrouver le plaisir de vivre. À vrai dire, je n’y crois pas vraiment. Mais je m’aperçois que je les attends, ces rencontres, que d’une certaine manière j’en ai besoin. Pourquoi ? Sans doute, tout bêtement, pour pouvoir parler vrai à quelqu’un, de temps en temps, et tant pis s’il faut payer pour cela, et si comme disait l’autre, ce rendez-vous en somme est un rendez-vous avec moi-même. Dieu sait pourtant que je suis bien la seule personne avec laquelle je n’ai vraiment pas envie de prendre rendez-vous ou de me retrouver en tête-à-tête.
Il me demandera bien gentiment, comme chaque fois, « comment allez-vous ? », et je répondrai bien poliment, comme toujours, « ça va ». Faudrait que j’arrête de jouer un rôle, au moins là, au moins chez lui. Sinon, à quoi bon ? Lui dire « ça ne va pas, ça ne va pas du tout, ça va de moins en moins bien ou de plus en plus mal, comme vous voulez ». Enfouir dans ma poche ma pudeur, ma honte, mon habitude de jouer un personnage que je ne suis pas. La boîte de Pandore ai-je dit. C’est pire. Un petit coin de couvercle soulevé, et ce sont des milliers de monstres informes grouillant en moi depuis toujours qui maintenant viennent au jour. Et je ne crois pas que ce soient mes rendez-vous avec Monsieur Quarante Euros qui ont eu cet effet. C’est tout le reste, ces morts récentes, l’âge, la solitude, le ras-le-bol, le trop-plein, la fin d’un chemin de plus en plus difficile avec le mur au bout. Le désert qui gagne de proche en proche. La vie, en somme. La fatigue aussi, du moins je le suppose, de tant et tant de luttes sans aucun résultat. Fatigue de vivre. Peur du néant, dégoût et horreur, et en même temps de moins en moins de force ou de courage pour continuer d’avancer.
Comment donc fait-on pour vivre ? Pour supporter tout cela, cette indifférence lointaine des petits que j’ai tant aimés, cette distance ? Le temps me paraît tellement proche où celui-là était si fragile et si tendre, avant toute l’horreur qui a suivi, le temps des histoires et des chansons, le temps des « pourquoi ? ».
Est-ce qu’un jour il saura combien je l’aime, combien je les ai tous aimés, et à quel point la souffrance demeure, plus grande et plus brûlante chaque jour ? Est-ce qu’un jour ils comprendront que j’ai fait ce que j’ai pu, comme j’ai pu, mais que j’étais sans armes devant ce qui nous a laminés, écrasés, massacrés ?