D'écailles et de plumes
Deux sœurs, l’une proche du père, l’autre de la mère. L’une fantasque, bouc émissaire, l’autre envieuse, tyrannique. Toutes deux fracassées par les mêmes évènements réagiront pourtant à l’opposé. Elles se démèneront dans la vie avec le peu d’armes acquises de dures luttes. Pourront-elles se retrouver ? N’ont-elles pas creusé un gouffre infranchissable entre elles, un bouclier contre la souffrance ?
Extrait
Rachel
J’ai menti. Mère aussi. Pendant l’absence de Mathi, j’avais pris possession de sa chambre, de ses livres, de ses disques, de ses bijoux. À son retour, j’ai nié. Mère aussi. Elle nous a foudroyées du regard et sans une larme, elle a tourné les talons pour se jeter dans la vie.
Enfant, elle échappait aux pensées noires et tristes. N’avait-elle jamais eu peur ? Chez moi, ce monde provoquait des crises d’anxiété jusque sous la couverture. On m’appelait « bonjour tristesse ».
Un soir, nous étions étendues sur nos lits jumeaux, elle m’a dit : Ferme les yeux, et fais comme si tu étais un goéland au-dessus de l’océan. C’est génial… Et elle s’est endormie le sourire aux lèvres, la tête dans les nuages tandis que je restais avec mes tourments qui auraient dû aussi être les siens. Le lendemain, elle pouvait évoquer une chevauchée furieuse à la découverte des plaines de la toundra ou une visite de jardins japonais.
Comment faisait-elle ? Parfois, elle me disait : J’ai un oisillon dans la poitrine. Il cherche à sortir, mais il n’y arrive pas. Il se fracasse contre la paroi et se blesse. Il bataille, résiste, tente de trouver la liberté et la lumière. À d’autres moments, elle murmurait : J’ai rêvé. Je vole au-dessus des villes et des gens. Je m’évade de la maison par la fenêtre. Elle était si persuasive. J’étais certaine qu’elle s’évadait vraiment. Je l’enviais. La violence du monde dans laquelle nous étions plongées importait peu, elle transhumait, elle avait la capacité de se projeter dans un ailleurs. Ce détachement la menait à la contemplation. Elle remerciait le ciel, la Terre, le Soleil et la Lune pour la vie qui lui était donnée, je lui parlais et elle ne m’entendait pas. Je me sentais exclue de sa gratitude et de sa joie.
Mathi
Là
où nous habitions
dans mon souvenir d’enfant
du bord de la rivière au plateau
s’étendait une forêt
de feuillus et de sapins
avec des pics rocheux
que nous aimions escalader
Au sommet de l’un d’eux
la mère de ma grand-mère
avait planté un gigantesque crucifix
avec un Christ
censé protéger la vallée
des affres de la guerre
À quelques mètres
du Seigneur agonisant
elle avait planté un hêtre vert
symbole d’espoir
Il avait bien grandi
et grand-mère
auprès de celui de l’aïeul
y avait gravé son nom
comme une prière
Aujourd’hui
après des générations
sa cime a la majesté de celui
qui veut conquérir le ciel
Ses membres
marques du temps
s’étendent en bras d’autoroutes
Une croix
un cœur transpercé, des dates
nos sept prénoms, un écusson
marquent son tronc au fer blanc
De profonds sillons
autant de rides sur un visage
laissent apparaître
les blessures de sa chair
sans pour autant
que sa vie
n’ait été mise en péril
Sous l’arbre
son lit de feuilles
nous accueillait
pour des siestes mémorables
et des rêves enchantés
Combien de temps
ce témoin centenaire
ce roi de la colline
pourra-t-il résister ?
Les bulldozers arrivent
agrandissent la carrière
bétonnent des chemins
déchirent la vallée
ravissent mes souvenirs
Génie du hêtre vert
J’ai une multitude de noms : Esprit follet, farfadet polisson, Djinn mutin… Celui qui a ma préférence est : influenceur. La terre est mon royaume. L’existence terrestre mon théâtre. L’humain, un acteur. Il excelle dans l’art de la scène. Il n’a bien souvent pas besoin de mon intervention pour être bon. Il y a pourtant tellement de paramètres à maîtriser. Un mensonge par-ci, un autre par-là, un bon rythme, du jeu, des mimiques… Il aime le drame, moi aussi. Pour qu’il soit noir, glauque, sanglant, je gère l’intensité et le tempo, j’infléchis, inspire, suggère… et parfois, je me retire me faisant aussi discret que possible. Créer un spectacle qui fait pleurer s’apparente à une partition qu’il faut maîtriser. Un élément qui n’est pas à sa place et tout dérape, c’est l’hilarité. Et le rire ne fait pas partie de mon répertoire. Je dramatise pour libérer. Écoutez donc ces deux sœurs, elles ont besoin de moi.