L'âme assassine

Un vieil homme règle ses compte avec une belle sœur manipulatrice.

Fiche

Année
2019

Extrait

Monique est sa belle-sœur, mère de Justine et de Léa.
– Tiens, tu t’es fait opérer.
– Opérée ?
– Une prothèse alors.
– Non, pourquoi ?
– Je te croyais sourde.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Léa m’a dit que si tu ne me téléphonais plus, c’était parce que ...
– Léa, justement…
– Y a-t-il un problème ?
– Aucun problème, enfin…
– La maison s’est écroulée, elle a brûlé. C’est ça.
– Georges.
– Une inondation, alors. Il a tellement plu ces dernières semaines.
– Oui, dans la cave, mais je ne t’appelle pas pour ça.
– Ah bon !
– Léa t’offre ses services.
– Nous en avons parlé.
– Oui, mais…
– Elle peut me rendre visite quand elle veut.
– J’insiste.
– Pourquoi cet engouement soudain ? A-t-elle besoin d’argent ?
– Non, non.
– Je ne savais pas que je pouvais encore plaire.
– Pour prendre soin de toi. Elle l’a fait avec un tel dévouement pour son grand-père et son père.
– Ne s’occupe-t-elle pas de patients atteints d’Alzheimer ?
– Si.
– Ils ont besoin d’elle. J’ai toute ma tête et des infirmières, il y en a assez autour de moi.
– Mais…
Il raccroche. Quel culot. Voilà plus de trois mois que sa belle-sœur ne lui a pas téléphoné. Fini la diplomatie. Cette conversation l’irrite. Il prend l’ordinateur portable que Justine lui a apporté. Il va dans les contacts, trouve l’adresse mail de sa belle-sœur. Et il lui écrit :

Chère Monique,
« Je t’envoie Léa, elle a soigné son grand-père et son père avec un tel dévouement. »
Je ne suis pas malade. Je ne veux pas d’une infirmière. J’ai besoin d’une personne qui donne une saveur particulière à une existence qui n’en a plus. Je connais l’angoisse de n’avoir personne pour m’enterrer. Mes cauchemars sont pleins de cris et pas une ombre pour me répondre. La mélancolie me guette, l’absence me terrifie, la solitude me tétanise, la distance entre les êtres qui se croisent et ne se voient pas me révolte, et la nuit comme le jour, je cours pour fuir le silence dont les bras m’enlacent un peu plus avec les jours qui passent et se ressemblent. J’ai peur. Pour la première fois, j’ai la trouille. Je déteste cette vieillesse qui prend ses distances, se retranche du monde et m’isole. Et la compagnie de « bonjour tristesse » ne va pas m'aider. En compagnie de Léa, je ne peux rêver d’une main chaude dans la mienne qui refroidit, d’un regard qui me donnerait l’impression que mes yeux affaiblis perçoivent encore la vie, d’un baiser sur le front pour boucler la boucle et me laisser porter, d’une voix réconfortante et familière qui me bercerait d’histoires d’une vie pétillante qui n’est pas la mienne, et qui me ferait sourire ou frémir, de la présence d’un être cher.

Il reprend sa respiration, vérifie que l’oxygène arrive bien dans ses narines, et las, il regarde vers l’extérieur où se joue une ritournelle immuable. Le matin, il y a le facteur qui gare sa fourgonnette devant la grille du jardinet, promesse de nouvelles du monde extérieur. À midi, les infirmières se glissent sous un auvent pour fumer une cigarette. C’est leur quart d’heure. À 13 h 30, les visiteurs se pressent pour avoir une place de choix. Quand c’est le jour de Justine, il la voit chercher du regard sa fenêtre. Elle lui sourit et lui fait un geste de la main avant de monter. Il compte les minutes. Il lui en faut sept pour gravir les escaliers et frapper à sa porte. Elle déteste l’ascenseur. Elle n’est pas cet esprit lunaire qui rode comme un chat ni ne ressemble à ces gardes-malades à la démarche lasse et chaussées de semelles plastifiées desquelles ne tinte nul éperon. Il l’entend venir et sait que chaque talonnade frappera sa chair, secouera ses idées, le forcera à des choix. Justine tient de l’ange, elle tient de l’animal. Parfois, il ne sait plus qui domine, car il y a toujours un moment où Justine échappe à la comparaison. De 13h 30 à 17h, il grave en lui le sourire de ses yeux, il s’amuse de sa drôlerie d’écolière insoumise. À 17 h 30, sa place de parking est vide, la nuit commence.