Pour "Capitaine Conan", contre l'oubli. Grande Guerre et cinéma, "machines à vivre" et "à tuer" de Roger Vercel à Bertrand Tavernier

En 1996, Bertrand Tavernier tire de l’oubli le roman largement autobiographique pour lequel Roger Vercel avait obtenu le prix Goncourt en 1934 et sort l’un de ses films les plus bouleversants: Capitaine Conan. Dans une première partie, cet essai analyse le film et cherche à saisir, à travers lui, l’essence et la pluralité de la Première Guerre Mondiale: souffrances et peurs des simples hommes instrumentés par la guerre, importance du courrier, perte ou gain de la foi face aux horreurs des combats, désoeuvrement de l’éloignement familial, mutations physiques et psychologiques orchestrées par les tueries en première ligne, courage et perplexité des soldats (coloniaux inclus) égarés sur un front chaotique à des milliers de kilomètres de leurs foyers. Comme le roman qu’il transcende par ses images fortes, le film s’attache aux pérégrinations mal connues des armées franco-anglaises envoyées dès 1915 dans les Balkans où elles se battent jusqu’en 1919, donc bien après la date emblématique du 11 novembre 1918, et traite d’un sujet rarement étudié: le sort des francs-tireurs, guerriers d’élite dressés pour tuer et dotés par la guerre d’une puissance terrifiante qui après la guerre, leur ferme hypocritement les portes de la réinsertion sociale. A l’analyse du film, s’ajoutent divers témoignages tirés de journaux de combattants ou de récits plus ou moins romancés (Henri Barbusse, Roland Dorgelès, John Dos Passos, Ernest Hemingway, Ernst Jünger, Erich Maria Remarque,...), ainsi que l’évocation de plusieurs films de réalisateurs oubliés ou de grands metteurs en scène (Stanley Kubrick, Joseph Losey, Liviu Ciulei, Alexander Dovzhenko, Charlie Chaplin, Lewis Milestone, Georg Wilhelm Pabst, Abel Gance,...) qui aident à replacer l’histoire dans un contexte élargi soulignant les similitudes et les différences entre ce qui s’est alors passé sur le front d’Ouest et à l’Est. Avec le film de Bertrand Tavernier pour guide, un tableau se brosse du processus qui a conduit les hommes à accepter d’être massivement menés à l’abattoir des tranchées. Quatre étapes interviennent: le dressage (l’école, la caserne); la livraison de la cargaison humaine (le rôle du transport des troupes, du train en particulier); la mise en fonction des machines à tuer (le rituel déshumanisant des combats qui jouent sur le double axe des lieux ? le théâtre-ratière du front ? et des actes ? les automatismes guerriers); enfin, la ratification (la permission, l’hospitalisation, la marginalisation irréversible pour beaucoup de survivants qui formeront la « génération perdue », génération trompée). A travers le parcours exemplaire d’un jeune lieutenant d’infanterie qui passe, après l’armistice, de l’état de patrouilleur à celui d’avocat, puis d’accusateur chargé d’instruire à contrecoeur le procès de ses camarades, et finalement de lettré démissionnaire qui retrouve sa lucidité dans un dégoût profond de la guerre, on pénètre la duplicité d’une justice militaire dont les errements restent aujourd’hui problématiques et polémiques. Dans une deuxième partie, l’essai tâche de comprendre comment un film qui réunissait tous les atouts pour susciter une onde de choc salutaire, fut injustement boudé par ceux-là même qui auraient dû courir le voir. Remontant jusqu’aux pratiques qui ont organisé, dès les années 20, une culture de l’oubli propice au « grand recommencement » (diamétralement opposé à l’un des principes moteurs du carnage collectif qui s’était voulu « der des ders »), la mise en évidence des qualités intrinsèques du film de Bertrand Tavernier tend aux enfants du silence que nous sommes aujourd’hui un miroir fort peu déformant. S’y regarder sans transiger est un remède idéal pour mesurer le poids d’un passé avec lequel nous avons l’illusion d’en avoir fini, mais qui est loin, lui, d’en avoir fini avec nous...

Fiche

Année
2000

Extrait

« 14-19. Conan? Connais pas...»

22 novembre 1918.
Quelque part sur les rives du Danube, aux confins de la Bulgarie et de la Roumanie. Une journée d’automne, froide, pluvieuse, aux environs de midi. Deux hommes cheminent vers la sortie d’un enfer que Dante lui-même, en son époque, n’eût osé concevoir, ou dans lequel, du moins, il n’eût pu concevoir d’envoyer tant d’innocents.
Qui sont-ils?
Deux poilus , soldats français de la Grande Guerre, miraculés d’une épopée proprement extravagante, survivants du contingent international promené par les alliés sur cette partie du front de l’Est qu’on appellera plus tard, par boutade, une sorte d’expédition coloniale, un front pour rien, un front pour rire.
Deux ans, trois ans, quatre ans plus tôt, ils étaient partis par centaines de milliers, issus de tous les horizons géographiques, politiques, culturels, sociaux, à peine conscients de ce vers quoi on les acheminait en rangs serrés. Ballottés d’un point à l’autre du globe, venus par bateaux entiers, parqués à bord de trains de marchandises ou entassés à l’arrière de camions surchargés, convoyés avec armes et bagages, ils étaient loin de soupçonner que le voyage serait, pour beaucoup, un aller simple.
Deux ans, trois ans, quatre ans plus tard, ils ont eu largement l’occasion de le réaliser, non sans écarquiller leurs yeux incrédules ? avant que mort s’en suive pour une masse compacte. Ils sont maintenant nettement moins nombreux, pratiquement tous dans un état physique et psychique déplorable, insensibilisés ou fragilisés, abrutis par les pratiques de la guerre, déphasés hors d’elle, désocialisés, épuisés, blessés, infirmes, minés par les infections, chroniquement malades du scorbut, du paludisme, de la dysenterie, de la diphtérie, de la tuberculose, de la gale, du typhus, de la syphilis, et de bien d’autres pathologies dont la détection et le traitement sont tributaires de l’état d’avancement de la médecine, ou des conditions d’intervention.
Qu’étaient-ils donc venus faire là?
D’une part, officiellement, ils sont venus participer à des offensives répétées pour déstabiliser, à l’ouest, les armées d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie en pénétrant, à l’est, conformément aux voeux et préjugés des gouvernements alliés, le ventre mou de l’Europe centrale, en l’occurrence, la Turquie et les Balkans.
D’autre part, officieusement, ils sont venus mener des opérations servant surtout les intérêts nationaux de l’Angleterre et de la France, puissances coloniales qui puisent sans hésiter dans leur formidable réservoir humain pour prendre position en vue du partage des Empires ottoman et autrichien.
Conséquemment aux usages militaires qui veulent que les exécutants soient rarement informés des mobiles réels des actes qu’on leur fait commettre, nos deux combattants que la guerre recrache dans le Delta du Danube n’ont cure de ces considérations stratégiques dont ils n’ont tout bonnement pas connaissance. Simplement, sans trop se poser de questions et sans d’ailleurs qu’on leur en donnât trop l’occasion, ils se sont conformés aux ordres, non sans y trouver occasionnellement leur compte, certains plus que d’autres. Maintenant qu’on siffle, ou feint de le faire, la fin de partie, douloureusement, sans bien en prendre conscience et sans en mesurer toutes les conséquences, sans même mesurer de suite qu’il y aura des conséquences, ils s’arrachent au même gouffre.
Mais ils n’ont pas la même vision de ce qu’ils ont vécu à l’intérieur, ni non plus de ce qui les attend à l’extérieur: leurs deux destins, hier encore entrecroisés dans le chaos sans précédent de la Première Guerre Mondiale, lentement, inexorablement, se décroisent ? la fin de la guerre restitue à l’un ce qu’elle enlève à l’autre: son pouvoir sur autrui, sa spécificité individuelle, sa raison d’être, sa raison de vivre, et même plus, sa « joie » de vivre. Dans la paix dont la guerre l’avait privé, l’un redeviendra quelqu’un, renaîtra à lui-même. Hors de la guerre que la paix lui dérobe, l’autre ne sera plus rien, ne deviendra que l’ombre de lui-même, sera psychosomatiquement condamné à mort par la fin des combats, inversement au bon sens ? tel Harpagon criant « Au voleur! A l’assassin! » n’a pas été tué pour être volé, mais se meurt bel et bien d’avoir été volé.
Le 22 novembre 1918, le parcours des deux rescapés prend la forme d’une parabole, au double sens « allégorique » et « géométrique ».
Sens « allégorique »: leur périple est riche d’enseignements, cristallise sous forme littéraire des expériences vécues, des situations paradigmatiques.
Sens « géométrique »: les deux figures s’écartent l’une de l’autre à mesure qu’elles s’éloignent (ou croient s’éloigner) de la guerre sous le couvercle épais de laquelle elles ont été maintenues pendant plusieurs années.
Le premier, citadin lettré , lieutenant dans l’infanterie, s’appelle André Norbert.
Le deuxième, artisan breton, lieutenant des chasseurs sur le point d’être promu capitaine pour ses exploits comme chef roublard d’un groupe de francs-tireurs, s’appelle Roger Conan.
Aucun des deux n’est militaire de carrière. Mais depuis belle lurette, tous deux, chacun à sa manière, bon gré mal gré, sont devenus des professionnels de la guerre ? professionnels dans l’art de tirer, de tuer pour ne pas l’être; professionnels dans l’art de s’en tirer, de survivre à tout prix.
Avec onze jours de retard, ils viennent d’apprendre que les combats ont pris fin sur le sol de la France.
Ils toisent l’horizon, méditatifs.
Puis, leurs pensées se télescopent. A vrai dire, pense tout haut André Norbert, on s’en doutait un peu, mais c’est tout de même une sacrée minute! Les armes se déposent ? pour peu de temps ?, les langues se délient. Aussitôt, les premières dissonances se manifestent.
André Norbert, patriote modéré, petit officier plutôt discret, diplomate, conciliant, poli, bien éduqué, peu attiré par la guerre qu’il a néanmoins faite sans rechigner, par devoir civique, en bon représentant de l’idéal républicain , languit de rentrer en France et ne comprend pas pourquoi il devrait en être autrement puisque celle-ci a retrouvé la paix. Soulagé, « crosse en l’air », il pense que tout est fini, enfin fini, mais il promet qu’il se souviendra, de tout, toujours.
Roger Conan, grande gueule, forte tête, noceur incurable, bagarreur invétéré, combattant redoutable révélé à lui-même par la guerre à laquelle il a pris goût pour plus que son devoir patriotique, a une vision intuitivement moins hexagonale du conflit, et avec un mélange détonant de rage, d’inquiétude et de sourde satisfaction , il pense, au contraire, qu’ils ne reverront pas la France de sitôt. Il voit se profiler tout l’inverse de ce que croit Norbert, et persuadé que celui-ci aura bien vite la mémoire courte, il le lui crache à la figure:

" Je suis bien tranquille, on remettra ça!...(...) Tu cries, comme les gens à la porte des cimetières, le jour de l’enterrement, que tu n’oublieras jamais. Tu feras comme eux, t’oublieras!... T’as déjà commencé à oublier..."