Une joie longévive
Une épopée dans le bassin de la Semois
Dans ce livre gorgé d’eau, une humaine asséchée tente de retrouver ses mots en retournant à ses racines. Appelée par la Semois, rivière de son enfance, elle initie un voyage entre la maison de ses parents en proie à un dégât des eaux, la forêt qui entoure le village et les berges de ce cours d’eau emblématique de la province du Luxembourg.
Son eau et tous les vivants de son bassin versant vont la mener à sa propre source dans une épopée qui voit le flux de l’écriture se confondre avec celui de la rivière.
Au-delà d’une déclaration d’amour à la Semois et à sa région, voici un texte à la fois féroce et plein d’espoir, sur les liens entre la faune, la flore et l’homme, mais aussi sur notre capacité à créer et à transcender le réel par les mots.
Extrait
À la lisière du bourg, une voûte sombre et trois chemins de roc clair.
Tous luisent sous la futaie, difficile est le choix ;
les yeux fermés,
dans le vacarme nature, je vais.
Les percherons au travail et l’écho
de leurs pieds m’arrivent de mon passé.
J’entre en forêt et aussitôt l’odeur
de cadavre me capture.
Les animaux morts peuplent le fond de l’air.
Je me déplace seule et mon corps me suit,
parmi les splendeurs encore trop vertes,
c’est le pays des ombres vraies qui m’accueille.
Mon ouïe guide mes pas plus que le sentier
aux bordures carnages, terre retournée,
terre sanglier,
sèche
sèche
sèche
Comme ta gargane.
Je fais volte-face.
Qui a parlé ?
Le silence s’abat.
J’agite tant mes globes que j’ai
mal aux orbites.
Voilà que j’hallucine
à peine l’orteil dans les arcanes
des bois.
Je n’entends plus que mon cœur et
je me rends compte soudain que les bruits sont
les miens, que c’est moi
l’étrangère qui ne sait
plus comment
marcher.
J’ai perdu le sens
de l’écoute
l’aisance et les pieds.
Le cœur y est, oui
mais le reste ?
à combien de poiseuilles s’écoulent les mots que je ne distingue plus ?
Ralentis, ralentis, ralentis.
Là où les troncs s’éloignent,
je dépasse les polypores qui mangent ce qui meurt
la mousse étincèle,
bryophytes rassurantes
mais certains endroits du chemin me font peur
depuis toujours.
Depuis toujours.
Qui est là ?
Douceur du soleil qui traverse la canopée ;
je me relâche :
certains endroits, non.
Le chemin.
Et toutes les routes humaines.
Je me demande jusqu’où les animaux ont tracé les voies
et l’homme, forcé le trait.
Choisir une perpendiculaire inventée,
s’enfoncer entre les charmes et les chênes
qui bruissent paisibles.
Choisir le non-chemin et…
Pardon,
oups,
pardon.
J’ai cogné ma cuisse contre un large conifère.
Là, le cri d’une effarvatte ponctue – tec –
mon cafouillage irrépressible
stoppé net par
la voix italique.
Je sens sa présence, intérieure, tonnerre tranquille,
et les arbres autour paraissent presque mobiles.
Il y a une joie longévive qui se propage
un écho à l’écho, guttural et si mélodieux que
soudain j’ai le cœur
qui tombe
tombe et se serre
sert
serre
dans la cavité première
abdominale.
Je relève les yeux et je le crois :
je suis de retour.
Bonjour, Semois.