Souvenir, Nom Féminin
L'Ange Déçu
Il y a d'abord une surface lisse qui impose son évidence aux doigts. À gauche, un rai de lumière décoiffe un homme déjà presque chauve. Il caresse la nuque d'une femme mûre dans un geste d'amoureuse déférence, tandis qu'à côté d'eux, une petite fille masque son sourire un peu étrange derrière la manche du polo de sa mère, comme si elle se protégeait d'un nuage de particules invisibles.
Nous sommes en plein décembre. Les fleurs éclatent de toutes leurs odeurs, les abeilles chargent le ciel. La lumière, très haute, illumine ce bonheur solaire, et nous invite à prendre de la distance, à évaluer la taille du parc, des jardins, et du château. C'est le foyer réel qui se laisse admirer en point de fuite de la composition. Toute la scène est montée devant un rideau de ciel tendu entre deux orages, juste au bord d'un morceau de nature que l'hiver n'a pas pu mordre.
Quelques mots nous disent : "Meilleurs voeux de la part de Pierre, Jacqueline, Vinciane, et Loulou." Au-delà de la formule un peu creuse qui tend à nous faire croire que quelqu'un a pu, sincèrement, émettre ses meilleurs voeux à notre égard, naît une vague interrogation, comme mise en matière par le regard de Loulou (en admettant que Loulou soit ce petit nez apeuré dans la manche de sa mère). Ces gens-là ont préparé leur coup depuis longtemps. C'est une mise en espace dont le régisseur est Pierre, mari de Jacqueline, père rayonnant de la petite Loulou qui nous couve un rhume et de la grande Vinciane, propriétaire d'un Kinon qui a admirablement cadré cette prise de vue.
Un jour de juin, donc, un dimanche après la messe, Pierre a sorti tout le monde dans le parc, pour faire plaisir à Jacqueline, qui ne peut être que sa femme, puisqu'il la tient par la nuque. Jacqueline, que vingt-cinq ans d'oisiveté avaient fini par déprimer d'une déprime qui avait résisté à deux amants, et qui avait un jour, pour une raison encore inconnue de nous, exprimé le désir de faire le point sur sa famille. Vingt-cinq ans plus tôt, la jeune fille de haute extraction qu'elle n'était pas s'était jetée dans le mariage avec toute la force d'un amour éveillé pour l'occasion. Et qu'en était-il ressorti ? Une cohorte de domestiques et deux petites femelles d'humain très chrétiennement procréées; Vinciane, vingt-cinq ans, et Loulou, douze ans, la petite dernière qui se mouche dans la pure laine vierge.
Le cadrage a été parfaitement étudié. Pierre à gauche de la photo, Loulou fort à droite, et Jacqueline, presque au centre de la composition. Presque. Car si effectivement Jacqueline se retrouve entre son mari et sa fille, le point central de la surface, le centre exact, mathématique, celui que l'on obtient en pliant le rectangle de carton selon ses deux diagonales, est occupé par la plus haute des cheminées du château, au sommet de laquelle trône un paratonnerre. Un espace libre, donc, probablement pour souligner l'absence/présence de Vinciane... qui a pris la photo ?
On remarquera au passage le léger effet de contre-plongée, qui exagère l'importance des mamelons inutiles de Jacqueline, inutiles puisqu'une nounou entière pourvue également de bras, de jambes, et tout, avait été engagée pour les épargner; ainsi que le double menton profilé de Pierre, que ni le temps ni les hommes n'ont songé à alléger. Rien par contre n'indique ce qu'à présent nous savons tous : Loulou n'est plus vierge.
La famille s'est donc réunie dans le parc, et "on" a "pris" cette image d'un bonheur de juin, avec le soleil, les fleurs et les oiseaux qui chantent en arrière-plan. Jacqueline aurait ainsi quelque chose à envoyer six mois plus tard lors des fêtes, quelque chose dont elle se ferait à bon compte une carte de voeux. Les gens heureux ne vivent pas cachés. Vous aussi, chaque année, vous recevez cette carte qu'une Jacqueline vous envoie pour vous éloigner de son bonheur. D'ailleurs même Vinciane en a reçu une, sans la plus petite variation dans le texte.
Oui, même Vinciane. Qui était absente ce jour de juin, et n'a pas pris cette photo. C'est effectivement ce que Jacqueline a essayé de faire croire. Mais non. Vinciane n'est pas photographe. Elle navigue en solitaire. Chaque jour, sans l'aide de personne, elle fait la traversée de deux rangées de sièges dans un Boeing 707 des lignes intérieures Alaskanes, en proposant des boissons presque chaudes à des clients qui hibernent entre deux arctiques.
C'était donc un retardateur, ou une télécommande. Pierre n'a jamais dû se déplacer derrière l'appareil. C'est donc là, quand il posait devant l'objectif, qu'il a entendu ce déchirement lent, point par point, derrière lui. Transporté d'angoisse, il a heurté le dos de Loulou, pendant que le château semblait battre des ailes et que Jacqueline s'écartelait sur l'arrête d'un morceau de carton. Dans un soupir, bord à bord, Vinciane répudiait une famille trop encline à exposer sa condition d'être bidimensionnel et parfaitement pliable, non sans avoir d'abord arraché les voeux factices qui l'accompagnaient. En empochant la photo pliée, côté imprimé vers l'extérieur, elle empêchait désormais son père de toucher jamais à Loulou.
Fiche
- Année
- 1996
- Édition
- Ancre rouge