Pascale Fonteneau

  • Écrit / Son / Spectacle vivant / Audiovisuel

Contretemps

Ils sont quatre. Vaguement paumés, copains mal assortis, mais bien décidés à vider les coffres d’un lointain cousin, banquier de son état. Un coup facile qui devait rapporter gros. Hélas, ce jour-là, les contretemps n’ont pas manqué. D’abord, les malfrats ne ressemblaient pas à la pègre du grand-père. Ensuite, le banquier a voulu jouer au héros pour impressionner sa femme. Résultat, il a fallu prendre la fuite dans le désordre et le sang. La cavale fut l’occasion de régler quelques différends. La vie, la mort, tout cela s’est un peu mélangé. A l’arrivée, on retiendra qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Le début ne précède pas toujours la fin, autant le savoir.

Fiche

Année
2007
Édition
Le Masque (Latts)

Extrait

DEUX PREMIERS PAGES : C’est le début et la fin. La femme est à quelques mètres de moi. Elle est brune, je ne la connais pas. De loin, on pourrait la prendre pour Sophia Loren, jeune. Je la regarde sans savoir ce qu’elle attend de moi, sans savoir même si elle attend quelque chose. Son corps nu est allongé sur un fauteuil. On a sans doute fait l’amour ensemble, j’ai oublié. Je ne me souviens de rien. Cela ne m’angoisse pas, mais c’est troublant car subsistent Sophia Loren et, à ses côtés, des images de Mastroianni. Je vois aussi très nettement Marilyn Monroe, Cassius Clay, la veuve de Mao, Elvis Presley, Mai 68, Brigitte Bardot, Mosché Dyan et Diana morte. Ces noms apparaissent et s’ordonnent sans effort : Kennedy, Limousine/ Apocalypse, Cinéma/ Delon, Johnny/ L’Amérique/ de Gaulle/ La DS noire/ Les Black Panthers/ Malcolm X. Feuilletée rapidement, ma mémoire se lit comme un vieux magazine. On y reconnaît les visages qui ont fait le tour du monde, mais rien à propos de la femme nue qui me montre du doigt. À part une bague, elle ne porte aucun bijou. Ses yeux foncés sont noyés de stupeur. Ou peut-être est-ce de la colère. Elle ne bouge plus. Tout s’est figé avec elle. Même sa voix me parvient au ralenti. Elle répète la même phrase. Si ça se trouve, elle ne l’a dit qu’une fois mais il m’a fallu réentendre les mots et les décomposer pour la comprendre : « Je t’ai-me. Je t’ai-me. » Sans les chercher, je pense à des dizaines de chanteurs dont l’amour est le fonds de commerce. Je pourrais même citer le titre de leur succès et fredonner les refrains. C’est bientôt une foule de célébrité qui se bousculent en braillant leurs émois amoureux. Dans un flot continu, j’entends des extraits de reportage, des séquences de films. Les mélodies se jouent à vitesse accélérée. Sur le même rythme se succèdent des clichés en noir et blanc. Les flashes crépitent sans atteindre la femme assise sur le fauteuil. La tempête se déchaîne, la mer se creuse. Surnagent des enterrements majestueux, des accidents, des pluies diluviennes. Le radeau de la Méduse. La famine au Biafra. Joe Dassin. Des mariages à Monaco. Les pages se tournent de plus en plus vite. Des triomphes américains. Des applaudissements. Des larmes. « Marcel Cerdan est mort. » Edith Piaf pleure sa passion. Je l’ai vue. Peut-être pas. La Motta, champion. Mohammed Ali, vieux. Se battre, saigner sur le ring. Sentir le corps s’affaisser sous le poing. Les épaules drapées de soie rouge. Encaissé les coups. Le faire par amour. Coups de foudre. S’aimer d’un continent à l’autre. S’attendre et s’écrire. Se retrouver. S’enlacer devant les photographes. Des bateaux qui s’éloignent. Des trains. Ils partent à la guerre. Les uniformes sont gris. Des fanfares sur les quais. Des drapeaux, beaucoup de drapeaux. Ils reviennent, les visages sont gris. Sur un banc, un vieux joue de l’accordéon. Hymne à la Joie. De jeunes Roumains font la manche. Métro. Ligne 5. Suicide à Stalingrad. Il y a du sang sur la neige. Du sang sur le tailleur de Jacky Kennedy. Du sang sur les pavés de la révolution. Du sang sur les photos. Du sang sur les coussins. La tête bascule dans le panier. Mon corps se couche sous la rafale. Je suis pris dans l’orage. La lumière m’aveugle. Il y a du bruit et des éclairs.