Philippe Delerm et le minimalisme positif

Cet essai s’attache à cerner, au fil d’une analyse aussi fine qu’argumentée, les traits caractéristiques de l’œuvre de Philippe Delerm, auteur dont le succès ne se dément pas depuis la publication de La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (Gallimard, 1997).

Cette œuvre se fonde sur un nouvel art de vivre - et d’écrire -, articulé autour du quotidien, dont on peut repérer l’éclosion, en littérature, dans le courant des années 80 ; à cette époque, plusieurs auteurs, sans se connaître les uns les autres, ont entrepris presque simultanément des écritures nouvelles qui, malgré leur indépendance, se retrouvent aujourd’hui, avec le recul de l’exégèse, dans une sensibilité commune. C’est ainsi que l’on rencontre, à la croisée de cette «mouvance» littéraire révélée par le succès de Philippe Delerm, Christian Bobin, Colette Nys-Mazure, ou encore, Eric Holder et Jean Libis : chacun, à sa manière, se nourrit d’un quotidien dont l’écriture ne cesse d’interroger la validité d’une frontière entre le réel et la fiction.

Chemin faisant, Rémi Bertrand dégage une certaine parenté qui unit ces œuvres d’inspirations pourtant diverses, et montre comment, par le pouvoir des mots, ces auteurs entreprennent de déployer le réel, révélant l’intensité de chaque instant vécu, dont ils dévoilent des significations nouvelles. Le «minimalisme positif» désigne cette fragmentation du réel et ce que celle-ci implique : une manière spécifique d’être au monde, consacrant le présent comme temps unique et le quotidien comme seul espace d’accomplissement possible.

De La Cinquième Saison (1983) à Enregistrements pirates (2003), écriture, éthique et esthétique sont successivement approfondies afin d’éclairer au mieux les processus d’approche du quotidien mis en œuvre par Philippe Delerm et, conjointement, de discerner les contours du minimalisme positif.

Fiche

Visuel
Année
2005
Édition
Le Rocher

Extrait

« Le bonheur, bien qu’il soit habituellement considéré comme une obsession intime, demeure en vérité une affaire publique : c’est le premier souci collectif de l’humanité. Déjà Pascal soutenait que tous les hommes veulent être heureux, même jusqu’à celui qui va se pendre. Non seulement la recherche du bien-être est universelle, mais en outre elle est permanente: elle est la visée constante de tout acte posé par l’homme. Delerm, Bobin, et Nys-Mazure ont repris à l’aristotélisme cette conception de la vie: le bonheur est ce vers quoi tend explicitement leur quête et leur écriture.

Si Delerm préfère laisser à d’autres la mission de soigner les plaies du monde, il ne range pourtant pas son comportement dans les exemples de couardise; être absent à l’altérité ne signifie évidemment pas faillir à soi-même. Ses personnages limitent leur champ d’action à l’intérieur des frontières de leur royaume. Le sujet minimaliste se détourne de ses frères lointains pour se consacrer à un entretien combien plus crucial à ses yeux: le sien – puisque même l’altérité restreinte qu’il se réserve est vouée à enrichir son ego. Il s’était autodéclaré Roi du Réel – du moins de ce morceau du Réel qu’il maîtrise ; il doit désormais se montrer à la hauteur de ses ambitions et gouverner l’unique citoyen de son pays : lui-même. «Être à soi-même une présence amie », comme l’écrit Anne Philippe, voilà, pour l’actant delermien, tout un programme politique; à lui désormais de prendre en charge sa propre responsabilité:

"Tu me tutoies, Larsson, par-delà le silence. Ton livre s’appelait Du côté du soleil. Au fond de moi, je l’ai nommé Courage du bonheur. Je suis devant tes pages et dans ta maison de Sundborn. Ta chanson douce est venue jusqu’à moi, par-delà tout un siècle de violence qui n’existe pas." (Le Bonheur : Tableaux et bavardages)

De même qu’il faut arborer un courage évident pour affronter les désastres de la planète, il existe, selon les minimalistes positifs, un certain «héroïsme» du quotidien: voisins fortunés de millions de mourants, ceux-ci allèguent que, dans ces circonstances, la capture de la félicité personnelle relève d’une intrépidité sans précédent.

[…]Si donc la guerre et la misère constituent la réalité journalière de millions d’individus, Delerm estime que cela ne doit pas entraver son bonheur personnel – au contraire y verra-t-il l’obligation d’être heureux. La guerre est quotidienne; le bonheur aussi – et c’est la seule promesse possible d’un monde sans conflits. »