Sur le fil de la présence
MATHIEU ANTOINE JUNG / Blogue /
Entretien avec Serge Núñez Tolin, en marge du silence (deuxième partie) posté le 10 juillet 2024mathieujung
[première partie de l’entretien]
Mathieu Jung — Il me semble que ta poésie ne soit pas explicitement une poésie de l’image, bien qu’elle vise à donner le monde à voir, tel qu’il est, selon sa criarde tautologie au besoin. Tu écris, dans Sur le fil de la présence (Le Taillis Pré, 2024) : « Être attentif aux choses, sans rien savoir d’elles, si ce n’est qu’elles sont ce qu’il y a, c’est se retrouver devant les mots. » Les choses sont ce qu’il y a… L’étau tautologique est ici resserré, mais les mots se présentent néanmoins, vecteurs d’expression, qui débordent le silence. Tu écris, à la page suivante : « Matière à silence dans l’ordre de ce qui est. Soudain, les deux ne coïncident plus : je m’y suis interposé. » Dans quelle mesure l’interposition du « je » de ton énonciation travaille-t-elle sur la non-coïncidence des choses à elles-mêmes ? Ou alors, devrais-je demander, dans quelle mesure ta subjectivité vise-t-elle, compte tenu des mots, à prendre le parti du monde ?
S. N. T. — Tout d’abord, je ferai la distinction entre métaphore et image. Pour cela, je mettrai en œuvre l’éclairage que Jacques Vandenschrick (tous ses livres chez Cheyne éditeur) a porté sur ces notions lors de la présentation en librairie de Les mots sont une foudre lente, Rougerie, 2023 (À Livre ouvert, Bruxelles, le 25.06.2023).
Dans la poésie que je tente, il pointe l’attention constante mise à éviter tout lyrisme et à préférer une forme d’objectivité presque nominaliste dans l’évocation des objets appelés à figurer dans les poèmes.
Les mot sont ainsi placés loin des illusions d’un sens second qu’ils cacheraient par devers eux et qui viendrait vibrer sous leur évocation. La table évoquée est une table, la fenêtre une fenêtre, le réel est là comme il est. Les choses défilent dans le texte par description stricte d’images. L’image est sans verso. On ne la retourne pas pour voir ce qu’il y aurait en dessous (J.Vdsk). L’écriture s’écarte ici, par sobriété, de toute prétention métaphorique qui ferait s’iriser autour d’elle un champ de significations. Aussi, la situation semble être «image versus métaphore» en une sorte d’indifférence du discours. Ou d’attente ? (J.Vdsk)
[...] L’écriture qui m’accompagne sur le chemin est un exercice de silence. Un exercice qui consiste notamment à se délester de soi. En ce sens, les mots interfèrent avec le monde s’ils visent à l’entreprendre pour le tirer vers soi comme un centre. Nous ne sommes le centre de rien. Il n’y a d’ailleurs pas de centre. Nous sommes une partie du monde donné et ce n’est pas le recul de la conscience qui ferait de nous le centre du monde ni son sommet. Il n’y a, pour moi, que l’immanence, les présences. L’accepter m’allège." (Extraits)
Le Carnet et les Instants / Le blog des Lettres belges francophones / Charline Lambert / Contemplation au bord du vacillement / Posté le : 22 juin 2024 /
"Taillé dans une langue toute en délicatesse, ce nouvel opus de Serge Núñez Tolin, Sur le fil de la présence, déplie plusieurs de ses thématiques de prédilection, déjà présentes notamment dans ses derniers recueils [...] Celles-ci ne sont autres que l’éveil et le silence, face à l’obstacle que constituent les mots, le langage.
Les mots ne serviraient plus à parler mais à voir.
L’objet devenu comme une saturation dans l’air qui le cerne.
C’est dans une relation de réciprocité, de soi aux choses (et l’inverse) que la présence se joue : le poète Serge Núñez Tolin réussit ce tour de force de déjouer et de contourner le paradoxe de dire, avec des mots, l’impasse que ceux-là mêmes représentent. C’est alors une respiration qui tient ces pages en haleine, qui se diffuse dans le corps jusqu’aux synapses. C’est à un ample sentiment de présence, qui n’est par ailleurs pas étranger à ceux qu’évoquent les philosophies extrême-orientales, que ces pages ouvrent.
J’attends la minute comme une occurrence du hasard,
fossile inachevable du temps.
Contemplation, introspection, extériorité, équilibre, ce recueil déploie les forces du vide et du plein qui nous constituent. Les phrases sont ainsi tenues en équilibre, sont souplement tendues, tout en laissant affleurer la menace du vacillement qui les guette. Le regard posé sur le monde est ainsi un regard qui ne tranche rien – qui habite, qui est là, qui écoute les sinuosités du monde en se faisant le réceptacle de ses transformations.
Ainsi, l’opus Sur le fil de la présence le dit assez : faut-il être riche de questionnements intérieurs pour parvenir à cesser de poser des questions au monde… qui n’apportera aucune réponse, sinon celle de la présence." (Extraits)
https://le-carnet-et-les-instants.net/tag/serge-nunez-tolin/
Fiche
- Visuel
- Année
- 2024
- Édition
- Le Taillis pré
Extrait
Cerne silencieux des formes.
Le regard s'absorbe dans l’échange muet des objets entre eux.
Flacons de verre et bouteilles disposées en rang, cruches de vieil
émail, couleurs passées : choses banales, une forme du présent.
Une étagère, la table et l'enduit des murs : cela dans
une douceur impersonnelle. Silence que l'on regarde en aveugle,
qui fixe l’instant en une immobilité prolongée.
Choses posées là, hors des salutations, sans démonstrations.
Présences anonymes et immédiates, muettes par évidence. Aux portes d'une intériorité sans mots.
Se tenir là, longtemps après que les heures
nous ont jetés contre elles, dans cet acquiescement aveugle.
Acceptation si complète qu'elle n'est pas uniquement
clarté ou obscurité.
Oui et non, dans une réciprocité où rien
ne commande qu'ils s'opposent ou s'excluent.