Le Maroc et l'Europe. Six siècles dans le regard de l'autre

Catalogue de l'exposition Le Maroc et l'Europe. Six siècles dans le regard de l'autre

Fiche

Année
2010

Extrait

La bataille des Trois Rois en août 1578 illustre de façon emblématique un virage décisif dans l’histoire du Maroc moderne. Outre qu’elle signe la mort des trois monarques qui lui donnent son nom, elle met en scène l’avènement d’un quatrième, Al-Mansour, symbole du bon droit de l’islam face à une agressivité occidentale qui perdure depuis les croisades.
Née, comme toutes les guerres, du désespoir de deux ennemis enferrés dans un litige dont ils ne peuvent sortir, cette bataille met en présence des adversaires qui ont pourtant connu des heures de gloire communes.
En même temps que depuis le haut Moyen Âge, musulmans, juifs et chrétiens donnent l’exemple en Andalousie d’une coexistence des trois cultures, le Maroc du XIIIe siècle et plusieurs États européens, comme Venise, Pise et l’Aragon, régularisent par des traités leurs trafics de marchandises. [Au XIIIe siècle, à une époque où musulmans, juifs et chrétiens donnent, depuis le haut Moyen Âge, l’exemple d’une coexistence de leurs cultures, le Maroc et plusieurs États européens, comme Venise, Pise et l’Aragon, régularisent par des traités leurs trafics de marchandises.]
L’Europe méditerranéenne exporte armes et munitions contre de l’or du Soudan, ou encore des esclaves noirs, apparus dès cette époque dans la péninsule ibérique, en compagnie d’esclaves musulmans dits « volontaires ». De son côté, le Maroc, malgré une interdiction religieuse, vend quantité de céréales aux pays chrétiens.
Le regain d’intensité du commerce extérieur marocain est largement favorisé par les artisans, orfèvres et commerçants juifs qui peuplent les grands centres de négoce et sont également très actifs dans les mines de cuivre, de fer et d’argent du Sous et du Dra. En outre, les émeutes antijuives en Espagne à la fin du XIVe siècle ont poussé nombre de juifs à traverser la mer et à s’installer à côté de leurs coréligionnaires présents depuis des siècles.
Les échanges commerciaux entre le Maroc et l’Europe vont encore s’intensifier avec l’arrivée des Portugais. À cette époque, les marchands chrétiens sont autorisés à commercer sur le sol marocain dans les foundouks, magasins séparés de ceux des musulmans par de hautes murailles. Ils achètent du cuir, de l’indigo, des dattes, des plumes d’autruche, du sucre de canne, de l’ambre et du cuivre et s’aventurent jusqu’au Rif d’où ils ramènent de la cire de haute qualité. En bons termes avec les notables marocains, les commerçants chrétiens ne cachent pas leur origine ; d’ailleurs, en 1482, les rois catholiques éditent une lettre de sauvegarde pour ceux qui vont en Berbérie et autorisent ensuite la municipalité de Séville à acheter de grandes quantités de blé marocain, une denrée précieuse quand les mauvaises récoltes sur le continent provoquent famines et disette.
Parallèlement, l’esprit de conquête, encouragé par la décadence de la dynastie mérinide au Maroc, incite les Portugais à pousser leur avantage. En 1415, ils prennent Ceuta, port et point d’ancrage si stratégique que le roi de Portugal refuse même de l’échanger contre la vie de son frère, l’infant Ferdinand, qui y est prisonnier. La prise de ce port, outre qu’elle provoque la colère des musulmans du Maroc et d’Espagne, donne aussi le coup d’envoi à de grands mouvements maritimes sur la Méditerranée. Ceci d’autant plus qu’en 1453, Constantinople est tombée aux mains des Turcs. Le Maroc, désormais seul pays de la région capable de résister à l’Empire ottoman, attire encore plus les convoitises portugaises. En 1458, 30 000 hommes y débarquent et prennent à gros coups de canons Ksar-Masmouda, dont ils consacrent d’office la mosquée à l’Immaculée Conception. Le Portugal, pays par ailleurs pauvre et sans grandes ressources, use de son seul atout, l’habileté de ses marins, pour développer sa puissance maritime et détourner à son profit les circuits d’échanges existants entre le Maroc et ses voisins méridionaux. À la fin du XVe siècle, d’énormes quantités de pièces d’or marocaines frappées à Azemmour, Safi et Agadir, arrivent à Lisbonne, ainsi que des textiles marocains que les Portugais vendent en Mauritanie, ou le blé et les chevaux qu’ils échangent contre des esclaves noirs.
À la fin du XVe siècle, le roi de Portugal, sous couvert d’une croisade contre les musulmans, se lance à l’assaut de plusieurs villes marocaines dans lesquelles ses hommes répandent la terreur. En 1469, Anfa est quasi détruite et reconstruite sous le nom de Casablanca. Les Portugais prennent ensuite Tanger (1471), Santa Cruz de Mar Pequeña devenue Essaouira (1476), Mellila (1497) et Ghissassa (1506) ; d’autres places comme Mazagan ne tarderont pas à être conquises à leur tour.
L’Espagne et le Portugal, parfois rivaux dans cette course à l’expansion, n’hésitent pas cependant à signer en 1509, sous l’égide du Vatican, le traité de Cintra par lequel ils se partagent rien moins que le territoire marocain ! En même temps, le Maroc souffre d’un fort déclin du trafic caravanier avec l’Afrique noire : un déficit économique préoccupant dont l’impact social nourrit les frustrations. Alors que le pays se trouve face à un défi de taille : résister à un Portugal omniprésent et à une Espagne qui, depuis le traité de Cintra, a les coudées franches dans le reste du Maghreb.
Cependant, si tout semble indiquer que le Portugal finira par devenir le maître du Maroc, en vérité il n’en sera rien. La chute de la domination portugaise sera précipitée par celle des Mérinides, remplacée par la dynastie saâdienne.
Malgré la crise politique, le peuple marocain va prouver aux puissances occidentales que l’identité marocaine est une réalité. Elle s’exprimera par une volonté de résistance, à la fois nationaliste et religieuse, capable de transcender ses dissensions intérieures.
Le Maroc, même affaibli, devra néanmoins affronter la réalité d’une guerre sans merci avec le monde chrétien, alors que la péninsule ibérique avait offert à la brillante civilisation arabo-musulmane un espace de développement intense.
D’autre part, le pays doit également faire face à la menace ottomane. Les Turcs ont déjà pris pied en Libye, en Tunisie et en Algérie, et ne cachent pas leurs prétentions expansionnistes.
La dynastie saâdienne s’y oppose farouchement, allant jusqu’à se confronter aux troupes turques en territoire algérien. Attaqué de toutes parts, le pays fait front, avec un succès relatif, mais sa position est d’autant plus délicate que la Sublime Porte, non sans arrière-pensée tente avec lui un rapprochement. L’Espagne, qui a renoncé avec dépit à combattre la domination ottomane au Maghreb, se verra du coup contrainte à user de diplomatie pour garder la mainmise sur le détroit de Gibraltar. Oppressé de tous côtés, le Maroc va jouer la carte de l’équilibre pour résister à cette double pression.
Sur le plan militaire, il remporte des succès, renforcés par l’unité de fait induite par la stabilité de la dynastie saâdienne régnante. Mais en 1557, la mort du sultan Mohamed el-Cheik rompt ce fragile équilibre, offrant aux puissances étrangères l’occasion de diviser les prétendants dans l’espoir de régner sur cet état qui, contrairement à tous ses voisins, reste constitué et uni face à l’adversité.