2 pouces & demi
Fiche
- Année
- 2009
Extrait
1
LE RETOUR DE L’HOMME
L’homme pénétra dans l’allée, une valise dans chaque main. Après deux mois d’absence, le voilà qui revenait chez lui, dans sa maison de l’avenue De Fré, à Bruxelles. Sur la façade, en grandes lettres de fer, une date était inscrite : 1570. C’était un monument classé, cette maison, ni plus ni moins. Autrefois taverne, relais de poste et Dieu sait quoi encore, elle avait abrité des générations de bruxellois plus ou moins fortunés. Trente-huit personnes étaient mortes derrière ses gros murs de brique ; quarante-huit y avaient vu le jour.
L’homme courait le monde pour son travail. Là, il rentrait de Chine, où il avait supervisé l’installation d’une nouvelle fabrique de boutons. Il posa ses valises dans le salon, jeta un œil morne sur l’univers sombre qui l’entourait. Plafond bas, aux poutres apparentes, murs sales, recouverts de chaux, meubles d’un autre temps…
- Quelle baraque ! grogna-t-il. Une maison de sorcière !
L’idée de vendre et de déménager lui traversa l’esprit une fois de plus, mais il la repoussa aussitôt. Au fond, il aimait cette bâtisse branlante, aux mille recoins, où il vivait depuis l’âge de cinq ans.
L’homme bâilla ; il sortit de la pièce en laissant ses bagages. Tapis sous la bibliothèque, trois petites créatures tendirent les orifices qui leur servaient d’oreilles. Elles entendirent grincer l’escalier ; ensuite, ce fut le bruit caractéristique des ressorts du lit.
Rassurées, les créatures sortirent de leur cachette en poussant de petits sifflements. Elles mesuraient 2 pouces, soit un peu plus de 5 centimètres, se tenaient debout sur des jambes aussi fines que des allumettes. Grises des pieds à la tête, elles ne portaient aucun vêtement. Leurs yeux jaunes mangeaient la moitié de leur visage ovale. Elles n’avaient pas de cheveux, pas de nez, pas de tétons, pas de nombril, pas de sexe ; leurs pieds et leurs mains, privés de doigts, n’étaient que des espèces de spatules. Sauf pour la couleur, elles ressemblaient assez à ces mannequins articulés qui servent de modèles aux dessinateurs.
Peu de gens, à notre époque, seraient capables de mettre un nom sur ces créatures. Mais un homme cultivé du Moyen-âge ou de la Renaissance aurait tout de suite su de quoi il s’agissait.
L’alchimie est une science oubliée. Ceux qui la pratiquaient jadis, Paracelse, Albert le Grand, l’Abbé Pozzo et tant d’autres, avaient trois obsessions : créer la pierre philosophale, capable de changer les métaux en or ; créer l’élixir d’immortalité ; créer un être vivant et pensant dans le secret de leur laboratoire – un enfant de la science, conçu non pas dans le ventre d’une femme mais dans un four bouillant ou un alambic.
Ni la pierre philosophale ni l’élixir d’immortalité ne furent trouvés, malgré ce que certains auteurs on pu prétendre. En revanche, les alchimistes parvinrent bel et bien à fabriquer des créatures vivantes. Certains, comme Paracelse, réussirent à faire de véritables petites répliques d’hommes, intelligentes, douées de la parole, possédant un vrai visage, des cheveux et même des doigts munis de minuscules ongles. Ils les baptisèrent nains alchimiques ou homuncules. D’autres savants, moins habiles ou moins persévérants, se contentèrent de façonner des êtres tout gris, guère plus futés que des moineaux, connus sous le nom d’« ombres ».
Les trois personnages qui, le dos courbé, s’approchaient maintenant des bagages laissés par l’homme, étaient précisément des ombres – des nains alchimiques inférieurs. Ils étaient la preuve vivante qu’un alchimiste avait vécu dans la maison.
Depuis un moment, l’une des valises vibrait par intermittences. Le phénomène attira les ombres qui, ensemble, posèrent leurs petites mains spatulées sur le cuir. La valise trembla de plus belle et les ombres s’enfuirent en poussant des cris :
- Ouyouh ! Ouyouh !... Ouyouyouh !
Terrorisées, elles disparurent dans le mur, par un trou minuscule. Leur corps caoutchouteux et sans os aurait pu passer par le chas d’une aiguille, à peu de choses près.
Le soir tomba, plongeant la pièce dans la pénombre. À l’étage, le lit grinça, et l’homme descendit, échevelé, la face bouffie.
Il ouvrit une valise, en sortit quelques vêtements, avant de remonter pour prendre une douche et s’habiller. Qu’il se trouve à Bruxelles, à Valparaiso ou à Shangaï, il ne dînait jamais qu’au restaurant.
La valise, restée ouverte, donnait l’image sinistre d’un corps éventré. Elle s’était remise à vibrer. Et plus personne n’était là pour entendre le vrombissement étouffé.
Quelque chose de furieux se trouvait au milieu du linge de l’homme. Le plancher se mit à trembler légèrement tandis que dans la valise, une chemise blanche se soulevait comme par magie. Soudain, deux formes sombres jaillirent dans l’air ; elles foncèrent vers une fenêtre, s’y cognèrent, revirent à toute allure pour heurter un cadre de plein fouet.
Après une bonne minute d’un vol chaotique et rageur, elles se calmèrent. Elles tournoyèrent alors au ras du plafond, lentement, avec une sorte d’obstination. Cela dura longtemps. Elles finirent par se coller à une poutre, au moment même où claquait la porte de rue.
L’homme, coiffé, rasé de près, quittait la maison pour se rendre à son restaurant favori. Il ignorait que des passagers clandestins, deux énormes frelons de Chine, avaient fait le voyage dans sa valise Hermès.