Bjorn aux enfers
Le prince oublié
Fiche
- Année
- 2005
Extrait
Une minute plus tard, sans rien effleurer, ni la balustrade ni les piliers, Svartog se posait doucement sur la terrasse. Tel qu’il était, les bras largement ouverts, les mains liées à l’armature du cerf-volant, il me fit penser à Jésus-Christ sur la croix, sauf que ce Jésus-là avait une sale tête de Judas. Trois gestes suffirent à Svartog pour replier le cerf-volant, qui reprit sa forme de cape. Le demi-hirogwar avait retrouvé son aspect normal. - C’est de la magie, dit Sigrid. - Qu’est-ce qui t’a pris tout à l’heure ? demanda Benok d’un ton rude. Svartog resta muet. - Je vais te saigner, espèce de volatile ! rugit Ketill. Je levai la main pour obtenir le silence. Je fus obéi. - Qui t’envoie ? interrogeai-je. - Personne ne m’envoie, répondit Svartog d’une voix lasse. Il était exténué. Ses jambes de cigogne ne le soutenaient plus, au point qu’il dût s’asseoir par terre, à l’endroit même où il se trouvait. Je m’approchai de lui pour lui mettre la main sur l’épaule. - Pourquoi alors ? demandai-je. J’avais parlé à voix basse, comme si nous n’étions que nous deux et que les autres n’existaient pas. - Je voulais te tuer pour qu’on parle de moi partout, et aussi dans les siècles futurs. Je voulais qu’on écrive des chansons sur Svartog-Longs-Bras, le tombeur de Bjorn le Morphir. Je voulais la gloire. - Pourquoi as-tu renoncé au dernier moment ? Il ne te restait qu’un geste à accomplir. - J’ai eu honte de moi-même. Je me suis dégoûté, tout à coup. Il se tut un instant, suffoqué par l’émotion. - J’ai failli tuer un homme désarmé, tu comprends, poursuivit-il en me jetant un regard désespéré. Pour la gloire, j’étais prêt à commettre une ignoble lâcheté. Et maintenant ne me pose plus de question. Ne t’abaisse plus à me parler, je n’en vaux pas la peine. Se tournant vers Benok et les autres, il ajouta : - Qu’on fasse de moi n’importe quoi. Qu’on me jette à la rue sans vêtement, qu’on me chasse de la ville, qu’on m’exécute ce matin ou un autre jour, ça m’est égal. - C’est à Bjorn de décider de ton sort, déclara Benok. - Svartog n’a eu que l’intention de me tuer, mais il ne l’a pas fait, rappelai-je. Qu’il aille en paix. - Punis-moi, je t’en prie ! supplia le demi-hirogwar en m’agrippant par le pantalon. Il me fixait intensément, une mèche filasse barrant son visage défait. - Soit, dis-je. Tout le monde attendait ma décision avec curiosité. Je réfléchis un moment, puis demandai à Hiro d’aller me chercher un morceau de parchemin, une plume et de l’encre. Il fut de retour en moins d’une minute. Je m’isolai alors pour écrire mon verdict ; il tenait en une phrase. Quand j’eus terminé, je pliai le parchemin en quatre. - Ma punition est écrite là-dessus, déclarai-je. Svartog seul doit en prendre connaissance. - Ce n’est pas juste, protesta quelqu’un. Nous avons le droit de savoir, nous... - Bjorn a décidé ! coupa Benok. Et plus personne n’osa ouvrir la bouche. Le soleil brillait de mille feux sur la pleine du Zifjord, et les Monts Coupés se dévêtaient de leurs derniers manteaux de brume. Il commençait déjà à faire chaud. Les gens s’écartèrent de Svartog pour le laisser seul. Le demi-hirogwar était toujours assis par terre, sa grande cape étalée autour de lui, quand il déplia le parchemin. Et je n’oublierai jamais le regard stupéfait qu’il me lança après avoir lu mon verdict - mon verdict que voici : Moi, Bjorn fils d’Erik, je condamne Svartog-Longs-Bras à devenir mon ami pour la vie.