Tina Noiret

  • Écrit / Spectacle vivant / Multimedia / Audiovisuel

Angelicus

    Le soir tombait sur la petite ville de Westwood. Le vent était doux, et la lumière légèrement rosée du crépuscule donnait un air féérique aux rues pavées de frais, aux murs de pierre ou de briques. Gabriel marchait d'un pas nonchalant dans le quartier nord, le plus cossu de tous, sans même savoir où ses pas le menaient. Au premier coup d'œil, Westwood semblait être une ville heureuse, mais en y regardant de plus près, beaucoup d'anomalies s'y produisaient, surtout depuis qu'il n'y avait plus d'éducation, plus de bibliothèque, et que très peu de centres de loisirs parvenaient à subsister. Les seuls qui aient survécu étaient ceux rattachés à la Nouvelle Eglise, arrivée en même temps que les derniers envahisseurs, qui n'étaient par ailleurs pas plus vils ou intelligents que les précédents. Mais dans l'histoire certains cycles immuables resurgissent et cette fois-ci, ils avaient décidé d'implanter leurs idéaux ici. Lorsque Gabriel passa le grand portail en fer forgé du Bifrost, poussé par l'ennui et un sentiment obscur de nécessité, il avait encore dans la tête les images inquiétantes qu'il venait de rencontrer dans la rue, comme ce passant qui reculait à quelques mètres de lui, encapuchonné dans une espèce de cagoule bleue et seulement vêtu d'un pagne. Il marchait à reculons, en pleine rue ! Soit il était fou, soit il voulait absolument se faire arrêter par les gardes, qui avaient depuis peu repris un gain d'autorité dans la ville, depuis l'affectation de nouvelles recrues. Et justement, comme de bien entendu, deux gardes marchaient d'un pas rapide vers lui. L'homme, lorsqu'il se rendit compte qu'il était suivi, comme pris en flagrant délit, se retourna, essaya de faire celui qui avançait tout droit, pareil aux autres, mais les deux gardes le rattrapèrent, le prirent par les bras, l'attachèrent et l'emmenèrent au poste. Il n'émit aucune résistance. Un habitué, sûrement. Un peu plus loin, Gabriel avait rencontré cette femme sous son grand parapluie qui pleurait chaudement, en appelant d'une voix chevrotante: « Mon fils ! Ils ont pris mon fils ! ». Hirsute, la robe en lambeaux, elle berçait une poupée qui ressemblait vaguement à Gabriel, et son air égaré donnait pitié. Il y avait beaucoup de misère et de folie sur Néanterre, mais sur Westwood, c'était le chaos. Le Bifrost était une espèce de bar musical, où les jeunes se réunissaient pour esquisser des pas de danse dénués de tout art, tout en consommant des drogues venues de partout, plus ou moins fortes, afin de noyer leur ennui. Son portique était enluminé de taureaux et lions ailés incrustés dans des boiseries dont les courbes n'avaient d'égale que la finesse du travail. Ce portique semblait venu d'un autre âge, d'un autre temps, où artistes, artisans de génie et penseurs n'étaient pas persécutés.

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