Tina Noiret

  • Écrit / Spectacle vivant / Multimedia / Audiovisuel

Les masques parlent aussi

  Que sont ces masques ? Ces masques parlent aussi. Que sont-ils ? De quoi parlent-ils ? Ces masques sont des masques tribaux africains. Ils ont un impact émotionnel puissant sur le spectateur, mais ce spectateur n’a aucune idée de leur signification à moins qu’il ne soit Africain lui-même ou un spécialiste en art et culture africains. Pour la plupart d’entre nous, ceux-ci sont des objets mystérieux, insondables, dont la langue est cachée. Ce qui, cependant, peut être apprécié, c’est leur beauté esthétique – une beauté forte, puissante qui transmet un message, même si la nature de celui-ci n’est pas claire. Dans ses tableaux, Fatoumata Sidibé exprime la beauté, la puissance et l’originalité du masque africain. Ses productions reflètent précisément les formes des différents masques qu’elle a choisis. Il n’y a pas de composition formelle : les masques eux-mêmes sont les formes, les compositions. Les masques sont vus de front, la face tournée vers le spectateur. Ils ont une infinie variété de formes, certains sont ovales, d’autres polygonaux, et ils comportent une quantité variée de détails – certains accentuant les lèvres et la bouche, d’autres le nez, d’autres encore les yeux et les oreilles. Ce ne sont pas que des traits physiques, ce sont aussi les briques qui composent les images. Les couleurs de l’artiste sont vives et chantantes, créant tour à tour des contrastes ou de riches harmonies. Dans certains cas, les couleurs forment des motifs saisissants sur la surface des masques. Être Africaine par filiation et vivre en Belgique, c’est habiter dans un environnement rempli de masques dans lequel les masques du Mali ou leur souvenir jouxtent des collections de masques congolais et ceux représentés dans les tableaux de James Ensor, ainsi que ceux des carnavals de Flandre qui les ont inspirés et sont utilisés dans les processions traditionnelles, telles celles de Bruges et de Furnes. Par opposition aux masques africains qui semblent être en rapport avec les forces de la nature et avec la magie, les masques d’Ensor étaient un moyen de montrer sa conception d’une bourgeoisie cupide, cruelle, stupide et ridicule. C’était là la revanche d’Ensor sur une société qui ne comprenait ni n’achetait ses tableaux. Parfois, on ne sait pas si, chez Ensor, les masques deviennent de vrais visages ou si les vraies gens deviennent des masques. Le résultat est inquiétant. Des artistes belges plus récents, principalement Jan Vercruysse, introduisent des masques dans leur œuvre. Mais Vercruysse les utilise pour marquer son désir d’éviter toute communication avec les autres. Le masque est un moyen d’abolir la communication, non de la créer. Pour en revenir à l’influence des masques africains sur l’art européen, il faut se tourner vers l’œuvre de Picasso et de Braque à la veille et à la naissance du cubisme. À cette époque, ils remplacent l’un et l’autre les têtes humaines par des masques africains, et la question est souvent posée de savoir si les Demoiselles d’Avignon, de 1907, constituent la première peinture cubiste. Un des tableaux de Fatoumata Sidibé est intitulé L’Homme d’Avignon et est probablement une allusion au chef-d’œuvre de Picasso. Deux hommes figurent dans les dessins préparatoires pour les Demoiselles d’Avignon, un marin et un étudiant en médecine, mais on ne les retrouve plus dans l’œuvre accomplie. Dans ses masques, Fatoumata Sidibé a une démarche double. D’abord, elle transforme des objets tridimensionnels en figures bidimensionnelles. En second lieu, ces tableaux viennent au monde et vivent à leur façon, devenant « art » de plein droit. Alors que ce que nous percevons de l’art visuel de Fatoumata, ce sont des toiles de grande beauté basées sur des objets d’une force mystérieuse dont le message est communiqué indirectement, ses poèmes parlent plus explicitement de protestation, d’amour, de la majesté et des souffrances du continent africain. Fatoumata proteste contre l’esclavage des Africains noirs, les mutilations infligées aux femmes africaines et les pratiques discriminatoires de l’Occident envers le peuple noir. Sa plume est « simple » dans le meilleur sens du terme : elle est directe, claire, transparente et sans prétention. Elle vient du cœur et va au cœur. Centrales dans son œuvre, on trouve les émotions des mères et des filles, mais l’amour y est porté plus loin et inclut une solidarité de femmes dans un monde machiste et une solidarité politique avec les humiliés et les opprimés. La chaleur de la vie dans les villages et les familles d’Afrique est évoquée et, sur le mode nostalgique, les odeurs et les goûts de la vie domestique et le goût de la nourriture traditionnelle et, aussi, délicatement, l’amour entre les hommes et les femmes. Fatoumata Sidibé est une magicienne. Grâce à ses sortilèges, elle transmue les masques en tableaux. Par sa magie, elle donne la parole aux masques, et dans sa poésie ils parlent de la tragédie et de l’orgueil indissociables de l’Afrique, de la tristesse et de la joie.   Michael Palmer Auteur http://www.fathysidibepeintre.com/?q=content/pr%C3%A9face-de-michael-palmer       Tina Noiret

Fiche

Année
2013
Édition
Saran