Tina Noiret

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Un statut d'artiste pour tous

  Un statut d’artiste pour tous   Chaque être humain est un artiste, un être libre, appelé à participer à la transformation et au remodelage des conditions de la pensée et des structures qui façonnent et informent nos vies Joseph Beuys, 1978     Dans son manifeste, Joseph Beuys renonçait à son «statut d’artiste» pour privilégier un «art total», champ élargi de l’art, qui devient «sculpture sociale» capable de transmuter le réel, un art politique qui participe aux débats sociaux et qu’il convient d’enseigner à tous pour guérir nos «maux». La récente crise Onem du «statut d’artiste» est un signe fort et une opportunité de replacer l’humain au centre de la politique de l’emploi. L’artiste remis en question sur son statut ouvre immanquablement le débat de fond sur les politiques de l’emploi actuelles. L’impuissance des institutions publiques à penser la liberté et la créativité comme des ressources essentielles à préserver est signe de la faiblesse d’un système politique à percevoir les profondes mutations technologiques et anthropologiques de ces dernières décennies. L’artiste est un intermittent tout comme de nombreux autres travailleurs. En ce sens, même solitaire, il est solidaire et représentatif de la majorité. Son «cas» donne voix et comprend tous les autres. C’est le fétu de paille qui fait pencher la balance de l’autre côté, abat la branche et l’arbre … Le battement d’ailes d’un papillon déplace les vents à échelle planétaire, dit-on. S’attaquer à ce statut n’est que la suite logique de l’atteinte aux libertés fondamentales dont sont victimes les travailleurs qui sont en marge ou exclus du marché du travail. En Espagne, depuis peu, une personne sans emploi se voit sanctionnée si elle traverse la frontière. Depuis 2004, nous assistons en Belgique à une politique dite d’«activation» inspirée du workfare développé dans le monde anglo-saxon et qui a fortement influencé les politiques européennes. Le législateur n’a pas reculé devant l’aberration grammaticale et lexicale contenue dans ces textes et dans ces lois. Est-il possible d’ «activer» une personne ? Sur le plan métaphysique, objectiver l’être même, dans des sociétés où le travail revêt une importance prépondérante, pose question. Qu’est-ce que cela implique en termes de démocratie ? Les forces sociales elles-mêmes (syndicats, organismes officiels de formation, …) sont entrées dans un processus qui, faute d’alternative, prospective ou innovation, est devenu la seule réalité, une réalité qui mène la société - et surtout les jeunes et surtout les vieux - à l’exclusion. Ce même processus de stigmatisation nous a menés au décret instituant une catégorisation d’ «irrécupérables» au sein de notre civilisation, les «MMPP» (catégorie de chômeurs les plus éloignées de l’emploi, établie par le Forem : Médical, Mental, Psychique Psychiatrique), déjà perçue en filigrane lors des présentations publiques des «meilleures pratiques» en matière d’emploi à échelle européenne, notamment au Comité des Régions en 2010, dans le cadre de l’année de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Dans toutes les «bonnes pratiques» des Etats apparaissait une catégorie reléguée dans le «psychologique». De tous temps, la folie a été le lieu idéal de l’exclusion. Dans son «Histoire de la folie», Michel Foucault avait montré la jonction entre pauvreté et exclusion. Après les fous, les artistes, minoritaires, c’est la suite logique d’une politique de l’emploi avec laquelle nous ne pouvons plus vivre si nous voulons préserver un pan de notre humanité, cet art total, principe de vie. Il serait judicieux d’étudier les exclusions des MMPP car il est probable que certains artistes marginaux s’y retrouvent, ainsi que d’autres créatifs. Et c’est pourquoi, dépassant une confrontation épisodique, le point de vue des artistes au cœur du débat public sur l’emploi peut régénérer l’ensemble de la problématique. Un problème de définition Un statut d’artiste véritable n’existe pas à ce jour. Il n’a jamais existé, malgré les vœux pieux de certaines organisations internationales telles que l’Unesco, et l’usage courant du terme. En Belgique, c’est la loi-programme du 24 décembre 2002 qui, en établissant une présomption d’assujettissement des artistes de spectacle et des artistes créateurs au régime de la sécurité sociale des travailleurs salariés, et ce en l’absence de contrat de travail classique, instaure une « présomption de salariat » et par conséquent confère les droits à la sécurité sociale des salariés, soins de santé, pension, allocations familiales et de chômage, le «statut social de l’artiste» . L’offensive menée par l’Onem concerne donc un statut de chômeurs marginaux (ils ne sont que 8 000) que d’autres classes de travailleurs considèrent comme un privilège. Les syndicats, au regard de certains travailleurs précaires dont ils défendent les droits, ont estimé la situation de certains artistes «favorisée». Cette position relève d’un combat d’arrière-garde perdu d’avance, auquel s’accrochent tous les intermédiaires d’artistes dont l’existence dépend de ce pseudo statut. De plus, ce statut regroupe à ce jour quelques catégories assez hétéroclites qui peinent à se rassembler et tombent dans la présomption d’ «abus» dénoncés, dans la société de la concurrence, par le faible qui jalouse le faible qu’il sent juste au-dessus de lui. Artistes, créateurs, techniciens, professionnels, débutants, dits amateurs, au cachet, bénéficiant du RPI, etc … ne voient pas toujours les similitudes dans la diversité de leurs situations et l’urgence de développer une vision commune. A qui, ou plutôt à quoi (quelle idéologie sous-jacente) profitent les assertions médiatisées et les actions ? Une étude juridique minutieuse des cas «rejetés» par l’Onem prouve que les «abus» n’entrent pas en ligne de compte. Les exclusions sont dues principalement à un changement d’interprétation de textes législatifs flous voire inexistants. L’Art comme bien commun - et si l’Art était un bien commun ? La justification de ce statut qui, donc, n’existe pas réside dans l’évidence de l’art. Une fois réalisée, l’œuvre bénéficie à tous : elle enchante ou provoque, invite à une salutaire remise en question des évidences ou à la méditation... L’Art n’est-il pas en tant que tel un bien commun nécessaire à l’humanité au même titre que l’air, l’eau, ou les savoirs ? N’a-t-il pas un rôle essentiel à jouer dans un réel développement durable ? Du reste, n’est-il pas regrettable qu’on oublie si souvent, en parlant de développement durable, la culture ? Mais qu’est-ce que l’Art ? Et qu’est-ce qu’un Bien commun ? Commun est tout d’abord un terme d’origine latine. «Co» signifie «ensemble» et «munus» comporte une double signification de «don» et de «charge». En ce sens, il rejoint la «réciprocité» étudiée par l’anthropologue Karl Polanyi dans les sociétés améridiennes. La réciprocité est aussi une dette inaliénable que l’on se porte les uns aux autres et chacun de nous est garant de ce qui arrive à l’autre et à tous les autres. "Nous sommes tous responsables de tout et devant tous, et moi particulièrement" (Dostoïevski). Les biens communs nous sont donnés par la nature : l’eau, l’air, la biodiversité … Ou ils sont le fruit de millénaires de créativité, de transmissions, d’inter-relations humaines : les langues, les savoirs et l’art ! Ils ne peuvent donc être considérés et traités comme des marchandises que l’on peut s’approprier, acheter et vendre. Ils appartiennent à la communauté humaine et leur gestion doit être profondément démocratique. Ayant étudié des dizaines de modes de gestion de biens communs de par le monde, Elinor Ostrom en a tiré comme enseignement que la meilleure gestion est celle qui associe le politique à la communauté elle-même – bref, celle qui est authentiquement participative. Règne d’une diversité forcément reliée, les biens communs impliquent une renégociation sociale et un changement politique de fond. Les biens communs ne sont donc pas des marchandises mais plutôt l’objet de rapports sociaux et leur nécessaire interconnexion. Nécessaire, car nous vivons dans le même monde, et toujours appelés à nous recroiser. Nous sommes profondément interdépendants. Le «visage» de l’autre, au sens de Lévinas, même aboli, survit en nous-même, et nous interpelle à jamais. L’Art est la trace et la mémoire de ce visage immatériel d’un Autre inaliénable rendu éternel dans un temps autre. Art Etymologiquement, le mot esthétique, discipline philosophique ayant pour objet ce qui se rapporte au concept de l’art, est dérivé du grec αίσθησιs signifiant la sensation. L'esthétique définit donc étymologiquement la science du sensible. D’après Jacques Rancière, l’esthétique n’est pas une action contemplative dirigée en vue de la réalisation d’une œuvre d’art, ni l’étude de la beauté, pas plus qu’une théorie de l’art. Le «sens» peut être entendu dans sa double acception de perception via les facultés sensorielles (voir, toucher, percevoir) et «sens» qui relève d’une capacité cognitive. Pour Rancière, l’esthétique est une affaire de «partage» du sensible. Il s’agit donc d’un mode d’articulation entre action, production, perception et pensée qui aboutit à une distribution d’espaces d’accord et de désaccords entre communautés. Relier l’esthétique à la politique réside dans la manifestation de terrains d’accords et de désaccords rendue apparente dans les actes de parole. La redistribution de ce qui est dicible, visible et faisable. La politique existe dans les interstices des conflits : un moment de dés-accord entre une présentation sensée et la manière d’en tirer sens. Chez Aristote déjà, la «catharsis» mettait en relation Poétique et Politique. Artistes sociaux Etienne Wenger, le concepteur des « communautés de pratiques » a identifié un nouveau rôle, celui de l’artiste social qui aide à la création d’espaces sociaux d’apprentissage collectif où les gens peuvent travailler ensemble sur des problématiques sociales et être ensemble créateurs d’une œuvre collective. Jardins partagés, projets de quartier, réseaux d’échanges de savoirs, cités en transition, nombre d’initiatives citoyennes ne sont-elles pas de l’ordre de la création collective ? Du reste, ne peut-on espérer que tout être humain puisse épanouir ses talents à l’instar de l’artiste, ses capacités voire ses «capabilités». Tout le monde est artiste Comme le pensait Beuys, tout homme n’est-il pas potentiellement artiste et tout homme ne serait-il pas épanoui dans une société où chacun agit à partir d’une pensée responsable, libre et créatrice. Dans cette acception, l’Art est un principe écologique et humaniste de création du quotidien et un principe de vie, chacun pouvant créer et se créer, en toute liberté. Le « temps » de l’art n’est pas un temps marchand. Le temps de l’art, d’une œuvre d’art et d’un artiste n’est pas le temps marchand. Il n’a pas la même mesure et obéit à une nécessité intérieure qui rend compte de l’universel. C’est un champ autre, le champ de l’autre. La « crise » est aussi une opportunité La crise du statut d’artiste offre une opportunité de repenser le monde (du travail) en utilisant le potentiel de création en chacun. Ce qui implique une réflexion de fond sur les notions même de travail, de vocation et de rapports sociaux, et sur ce que l’Art apporte comme rapport à la liberté. L’art et la création artistique sont au cœur de la condition de l’homme, un homme qui se veut libre et qui aura réussi par les innovations technologiques successives à supprimer le travail routinier, redondant et abrutissant. Par quel effet pervers le système politique reburaucratise-t-il ce qui a été acquis et aurait pu tout aussi bien être considéré comme un bienfait ? Pour préserver des institutions qui ont perdu leur sens et le sens ? Pour mettre chacun en concurrence avec chacun, pour provoquer une «guerre de tous contre tous» au profit d’une économie mondialisée devenue démente. En entrant dans ce débat, l’art qui est un langage commun, participe au changement de la société et revendique un rôle dans la Cité. L’art change la société. En s’attaquant au statut d’artiste, l’Onem a bien malgré lui ouvert un espace de dialogue, espace à investir dans la négociation d’une redistribution de nouveaux rôles et fonctions par l’acte de langage qui rend un groupe visible vis-à-vis d’un autre. Et pourquoi pas une « Communauté des pratiques », « Art et Emploi » ? Pour étudier le champ ou chant de l’art en œuvre, l’art à l’œuvre ; interconnecter sur base volontaire les réseaux existants, s’insérer dans une problématique emploi plus large et créer une plateforme d'apprentissage collectif ; produire des recherches-action sur le statut de l'artiste et du créatif, et sur ses implications dans le paysage de l'emploi belge et européen ; produire une innovation sociale pouvant servir de levier à un changement des politiques de l'emploi à échelle planétaire. Conclusion Un statut pour l’artiste, et le statut d’artiste pour tous….. Telle est la conclusion écologique et équitable de cette réflexion. Les artistes peuvent innover pour l'ensemble de la problématique Emploi par leur créativité, compétence très recherchée par les entreprises innovantes et les institutions en quête de changement. La "crise Onem" sur le statut de l'artiste est aussi une belle opportunité de rencontre entre le monde de l'art, voix de l'universel, et celui de l'emploi qui doit être ré-humanisé, du côté de ses "usagers" comme de celui de ses travailleurs. Appliquer l’art au politique, c’est revenir aux racines de la création et du possible humain. Tina Noiret  http://www.cultureetdemocratie.be/docs/lettre/statut-artiste.pdf  

Fiche

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Année
2010
Édition
Culture et Démocratie