Livres, fantômes frappant à ma porte

Publié le  08.12.2014

Prise dans une disjonction exclusive qui m'est étrangère, l'alternative séculaire, immémoriale « vivre ou écrire » n'a jamais fait sens pour moi. Je me suis d'emblée sentie au plus loin du dilemme kafkaïen « l'art ou la vie », extérieure au cri de Roquentin dans La Nausée « il faut choisir : vivre ou raconter ». Loin d'éprouver une disjonction entre l'existence et la lettre, je vibre à leur conjonction qui confine à leur identité. Que la littérature donne sur une autre vie, fraie des continents extravagants, tisse des univers parallèles la hisse au rang de puissance vitale qui transit le tout de mon existence. À inventer des paysages de sensations, des sphères enroulées où le monde s'ébroue, se déforme, se met en forme, à doubler ce qui est par ce qui n'est pas, à faire danser les mots en des syntaxes étranges, non assujetties aux lois du dire et du faire, elle rebondit sur le plan de la vie, y dépose ses fulgurances. Dès lors que les deux zones ne sont pas séparées, il ne s'agit pas d'un phénomène de vases communicants mais d'une fécondation de ce qui est par l'écriture, comme si l'existence cherchait le mode d'expression qui lui donne souffle.

 

Une grappe de mots posés sur la page, une déferlante de phrases zébrant l'écran pixels en feu et le réel se désorganise, se réorganise selon des lignes d'errance. Un seul et même emportement : la cavalcade du verbe et celle de la vie, l'une entraînant l'autre, le ventre des vocables lâchant des êtres immortels. Je ne sais pas ce que je cherche lorsque j'écris, le blanc de l'inconnu tournoie autour de la fiction, soulève l'essai. Les découpages entre vie et mort, entre maintenant et jadis ne passent plus aux mêmes endroits. Sous le mot « joie » se découpent d'infinies variétés d'enchantement. La magie, la liesse, l'ivresse de l'écriture ont une tonalité, une texture, une saveur qui n'appartiennent qu'à elle, qu'elle n'a en partage avec aucun autre embrasement. Avec une infinie gourmandise, électrisée, j'attends chaque jour de retrouver les personnages, les climats que j'ai campés la veille. Chaque matin, je cours vers mes créatures, me jette dans les bras de mes êtres fictifs, espérant qu'adviennent une épiphanie, un transport.
Quand approche la fin d'un livre, je traverse des mouvements d'humeur, des devenirs bigarrés, euphorie et mélancolie nouées, la terre se dépouille de sa rotondité. Je chrysanthème tristesse de devoir quitter le livre où je veux encore résider, qui m'a portée durant des mois. Je sautille allégresse, assiégée par le nouveau livre qui déloge la fiction à peine achevée. Je suis entre deux royaumes, un dont je suis chassée, un dont j'ignore encore tout. Je perds pied, longs brames de panique, hiver extra-météorologique. L'étrier, la cavale qui me remettra en selle, c'est le livre suivant. S'il se découpe comme un aveuglant soleil, s'il me tire par la main, j'acquiesce à sa venue, je jette fébrilement les premiers mots, un titre provisoire qui sonne comme une nomination, un baptême. Si deux, trois candidats se bousculent, je laisse le temps les départager, décantation des fiancés, des spectres, j'attends que l'un sorte du rang et crie que ce ne peut être que lui, à moins que l'évidence d'une fusion, d'un tissage de deux prétendants me visite.

 

Souvent, sans que je le perçoive au moment de l'éclosion, c'est d'un personnage, d'une scène d'un livre antérieur que surgit le noyau de la fiction qui arrive. Un fil que j'avais tracé sans m'y attarder, un affluent latéral qui poussait son museau mais pas encore son corps entier. Il faut parfois une décennie pour voir des créatures, des motifs, des sujets à peine esquissés, en germe dans un ouvrage précédent, s'imposer, franchir la rampe de mon inconscient, débouler dans un tremblé flou ou dans une évidence architecturée. Dans le déjà écrit sommeille le ce qui va s'écrire. Dans un coin de mon enfance, dans l'angle d'une phrase, arrive avec retard ce qui grondait depuis des années, catalysé par un événement, une nouveauté qui subjugue, soulevé par une actualité, un choc affectif, esthétique, politique, cosmique qui réveille l'élément enfoui.
Non que tout soit déjà là, déposé dans un vivier virtuel. Non que l'ensemble de mes écrits dérive d'une même source, blessure, ébahissement, d'une même nappe phréatique qui libère aléatoirement ses rejetons. Une déflagration venue du dehors sans signe avant-coureur, entrant en résonance avec mes cartes mentales peut imposer de toutes ses forces l'idée du prochain livre, m'empoigner par le cou et me sommer de répondre à son défi. Mais, le plus souvent, le scénario offre une variété du phénomène d'après-coup. L'enfoui, l'oublié surgit sous l'effet d'un imprévisible absolu. Délogé de son silence, de sa quasi-inexistence par un déraciné qui déracine, un fantôme revient me demander asile. C'est ainsi que Kaspar Hauser, Louis II de Bavière, Edie Sedgwick, Ulrike Meinhof, Marilyn Monroe, Unica Zürn sont arrivés, frappant à ma porte, l'un déjà latent, dans le sillage de celui qui s'actualise. Tous ces fantômes, ces grands vivants renvoient-ils à un seul spectre qui dépêche des représentants afin de ne comparaitre en personne ?

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