Peau noire, gueule de famine
Haïti, le désastre et les rêves
Fiche
- Visuel
- Année
- -2011
- Édition
- Riveneuve
Extrait
Peau noire, gueule de famine
Peau noire, gueule de famine
Je les aimes tes narines
Depuis ta première dent de lait
Tu courrais, tu courrais, sur les plages haïtiennes
Tu laissais traîner tes chaussettes
Tu fumais des havanes
Tu buvais le rhum des Antilles
Peau noire, gueule de famine
Je suis ta mère-grand
Te voilà nu, après le grand tremblement
Te voilà sous le joug des puissants
Je suis ta mère-grand
Je te sais nounours fragile
Qui t’as choisi ce costume trop grand ?
Les caisses sont vides, mon peuple, mon enfant
Mon âme n’est pas en repos
Peau noire, gueule de famine
Je suis ta mère-grand
Déjà là-haut, légère, si légère,
La voix de Madame Ka cauchemarde, les nuages sont bas ,s’étripent aux arbres sans feuilles, des femmes comme des ombres, passent, de plus en plus noires , comme une sorte de reproche au peu de gaîté qui traîne dans les rues après les grandes catastrophes.
Madame Ka dans son sommeil entend, grommelages, crachats par terre, jurons, pas, jurons, pas, crachats, grommelages.
Peur, atrocement peur…, pas flancher, la camarde, la camuse, la peur si laide.
Ils ont en bas, des inconnus.
Madame Ka, son sang reflue de la tête aux pieds, vers la tête…
Voilà que çà la reprend, les jambes molles, la bouche sèche, les paumes en sueur.
Madame Ka compte à haute voix.
Combien ?
Le temps des Tontons est revenu.
Ils complotent sur son cadavre, grommelages, crachats par terre, jurons, pas, jurons, pas, crachats, grommelages.
Elle voudrait ne plus exister, disparaître, son lit bouge, elle met sa tête sous les draps, le cœur à l'arrêt, prête à être dissoute par magie.
Les voilà qui rient, claquent des portières, les pneus chuintent, ils se congratulent, ils rient, tirent en l'air !
Quelle heure est-il ?
Ils sont à l’heure, ils sont toujours à l’heure.
Maintenant la frousse les dilue, ils, ils comme des flammes, ils, les nuages.
Madame Ka enfile une laine, elle devient légère comme une volute bleue, elle se refarde en glissant sur le miroir biseauté de la chambre. Entre ses jambes frileuses, une petite bouche se met à parler :
J'aimerais vous décrire la végétation, les camions cargaisons de légumes croisés sur la route, les jeunes filles aux jupes dansantes sur jambe élastique, les carrefours en terre battue cabossée, la pluie sur les joues…
Le passé décomposé. Maman triste et pliée comme un parapluie sans chansons. Parfois elle rit en cachant sa bouche comme une petite fille gênée, mais c'est de plus en plus rare …
Suite aux évènements que vous savez.
Ce n'est pas la première fois que la terre a tremblé, mais il n'y a plus de livres d'histoire, les cours d'écoles sont peuplées d'enfants qui mangent des galettes de terre, les bâtiments n'ont plus de toit.
Pourtant on se souvient d'un temps, où le marché était peuplé de couleurs, de fruits, il reste des peintures, des images mémoires, la musique fantôme … qui se glisse dans les âmes quand la nuit se perd avec les rêves.
Ils avaient pourtant tous promis, les grands hommes médiatiques, les christs debout, les grands acteurs, que tout serait reconstruit.
Le port, les hôpitaux, la grande entraide mondiale, les flashs de CBS News, les grands élans du cœur, où est passé l'argent solidaire ?
Maman triste et pliée comme un parapluie sans chanson, n'entend que des : j'ai faim, j'ai faim, j'ai fin.
Les chœurs des pleureuses, supprimé de la distribution.
La mort en échasses enjambe les ruines.
Les crapauds mâles se rassemblent la nuit, ils tâtent le terrain, la confiance repose désormais sur leur expertise. Un observatoire des crapauds mâles s'est mis en place. Depuis des siècles et des siècles, ils passent de bouche en bouche dans les récits, on les disait voleurs, laids, malfaisants, mais maintenant ce qui fait leur force c'est la peur. Ils fuient toujours, quand le sol va trembler, les scientifiques vers lesquels tout le monde se tourne, les météorologues désorientés par les méfaits du climat, se fient désormais à l'instinct des crapauds.
Nous sommes dans des temps résignés, des temps de colère intérieure, la terre a tremblé, mais au-dedans, les hommes, les femmes ont changé, sévèrement. Un pied devant l'autre, un jour suit un autre jour, dans l'attente du riz, peut-être mars, peut-être avril, la nature et les humains comme des équilibristes, sur un fil …
On nous fait savoir qu'Haïti est en marche, que les fêtes sont proches, les danses, les chants les cortèges, un Messie venu du passé …
Peau noire, gueule de famine
Je les aimes tes narines
Depuis ta première dent de lait
Tu courrais, tu courrais, sur les plages haïtiennes
Tu laissais traîner tes chaussettes
Tu aimais l'odeur du café
Peau noire, gueule de famine
Je suis ta mère-grand
Te voilà nu, après le grand tremblement
Te voilà sous le joug des puissants
Je suis ta mère-grand
Je te sais nounours fragile
Qui t’as choisi ce costume trop grand ?
Les caisses sont vides, mon peuple, mon enfant
Mon âme n’est pas en repos
Peau noire, gueule de famine
Je suis ta mère-grand
Déjà là-haut, légère, si légère…