Trois lettres à David Lynch

L’idée de Trois lettres à David Lynch était de faire un clin d’œil au grand maître à travers un récit en flashes saccadés et séparés entre eux par un court laps de temps gorgé d’événements et de rebondissements, des laps de temps dont le spectateur se voit privé mais aussi le personnage principal qui sombre dans la déroute (bien qu’ayant les commandes du véhicule dans ses propres mains) : ces ellipses temporelles qu’il subit (et qui ont des relents métaphoriques de toxicomanie) l’amènent à se réveiller successivement dans des situations de plus en plus complexes, dangereuses et déjantées, jusqu’à la cavale irréversible. C’est ma Lost Highway personnelle, d’une certaine manière. Au sein du texte coexistent différents styles littéraires, qui traduisent une scission entre le monde de l’esprit et celui du corps (une sorte de confrontation entre une biographie de l’âme et une biographie au sens plus classique du terme). Autant Lynch peut être perçu comme une drogue par ses fans (sans doute la drogue la plus saine qui soit), autant le personnage est amené à côtoyer un univers qui semble shooté jusque dans ses étoiles : chaque personnage accuse un trait de caractère assez surréaliste, et l’évolution du récit se produit par sursauts de plus en plus abrupts à mesure que l’on approche du point de non-retour. C’est la face plus hard du récit Blue and Yellow, où la musique est remplacée par des crépitements de flammes, l’ordre autobiographique par un magma syncopé, et la douce mélancolie par une violente recherche du plaisir.

Fiche

Visuel
Année
2003
Édition
Maison des auteurs

Extrait

J’habite dans la banlieue, ghetto de rebuts et d’opprobres, seul dans un grand appartement au deuxième étage d’une baraque du siècle dernier, qui en compte cinq avec le grenier aménagé, six avec la cave squattée par les rats qui parlent. L’immeuble, à peine rénové pour raison de praticité et de rentabilité, possède deux ascenseurs. Dans l’ascenseur B, qui est hors service depuis que j’ai emménagé dans les lieux, traîne un sac poubelle qui saigne. Les portes métalliques coulissantes sont écartées d’un doigt, forcées par un pied-de-biche. J’ai avisé le sac par l’entrebâillement. Par les fentes du plancher, le sang ruisselle dans les fondations de l’immeuble. J’ignore ce que contient le sac, mais il semble lourd. Vu la taille, il doit contenir un chien ou un enfant. Mais ce ne sont là que de vulgaires conjectures. Toutefois, un végétarien n’en ferait pas son festin.

Je crois être le seul à avoir remarqué le sac. Je ne l’ai dit à personne ; par principe, je ne m’implique pas dans une histoire de sang. Mais ce sac m’obsède. Il m’arrive d’en rêver la nuit. Le sac s’ouvre par lui-même et il en sort mon cadavre qui me saisit par la main et m’enferme avec lui dans l’ascenseur. Viens en enfer, Joey, me dit mon cadavre, tu seras le seul vivant parmi les morts ! Le mécanisme de l’ascenseur se remet en marche et nous descendons au pays des morts-vivants. Avant d’y arriver, je me réveille en sursaut. Du cauchemar, je me retrouve dans le ghetto.