La plage d'Oran
La plage d’Oran est un récit poétique qui transcende son cadre historique. Il y est question, dans l’Algérie des années de guerre, d’une enfance où l’innocence n’a pas cours. Ici, la condition de jeune être humain n’a d’enfance que le nom. Rien, ni la brutalité superbe du monde contemplé, ni les autres, adultes aux repères vacillants, petits laissés pour compte, ne peut donner de réponse, de morale à l’expérience physique de la violence et du mal. En tableaux brefs dont la prose adopte souvent une métrique classique, se déploie l’évocation de moments où l’abus tient lieu d’initiation, le cauchemar de rêve, le champ de batailles et de douleurs entraperçues de terrain de jeu. Les temps morts et l’attente ne sont pas des refuges. Peut-être le silence.
Extrait
Il faut d’abord très bien damer la terre. La tasser du talon. La lisser du plat de la main. Y tracer un carré pas trop petit. Et planter dedans sa lame d’un jet, sans bavure. Le sens du tranchant dans la terre oriente un trait qui démarque le « pays » choisi par le tireur. Le plus petit possible. On efface le reste. Chacun tire à son tour et le terrain s’amenuise. Ça dure un peu quand même. On prend rarement le risque d’être éliminé en tirant à côté. Gagne celui dont le territoire est devenu suffisamment exigu pour qu’on ne puisse plus le scinder. Là, c’est sérieux. Les visages sont fermes, fermés. Les adultes sont ailleurs. On peut faire silence.
Il importe moins de gagner que de faire perdre aux autres ce qu’ils ont acquis. Les plus
grands supputent la qualité et le nombre de coups, calculent quand reviendra leur tour et imposent leur ordre. Ou bien on tire au sort. Il y a quelque chose de vindicatif, de sciemment intrusif en même temps que de solennel dans le geste qui plante, qui enfonce l’arme dans la terre vineuse et défigure la propriété du précédent. Les questions d’adresse se transforment en questions d’honneur. Les bouches sont pincées, on guette la moquerie, les sourcils se rassemblent. À proprement parler, il ne s’agit pas d’un jeu. Pas comme les osselets, le noyau, les billes. Plutôt un rituel qui marque tacitement qui est qui, qui peut jouer ou non, qui dit et qui écoute, qui peut faire quoi à qui.