Scènes d'amour

...et autres cruautés

Vous voudriez savoir ?

« Vous voudriez savoir ? On ne sait pas, voilà ! » Cette réplique un peu brusque pourrait être reprise par la plupart des protagonistes de ces courtes nouvelles, qui s’attardent avec prédilection dans ces zones floues où objets et phénomènes se confondent. On tente d’y cerner une sensation inédite — « c’est un peu comme de la musique qu’on verrait au lieu de l’entendre » « comme le souvenir de quelque chose qui n’est pas arrivé » — « un spécimen dont il est difficile de parler » — « c’est indéfinissable, mais on reconnaît ceux à qui c’est arrivé sans le moindre doute ». Mais l’important n’est pas de savoir ce dont on parle : c’est d’y réagir.

          La nouvelle se situe dans l’optique des personnages, qui savent, eux, de quoi ils parlent, le redoutent, ne veulent pas le nommer. Tout risque de recommencer, s’inquiète celui-ci. Quoi ? « Comme l’an passé, comme avant “ça”. » Et de ne rien savoir est peut-être pire encore... On tente de deviner : les « cicatrices laissées par les chars » sur le macadam nous entraînent sur une piste, l’enseigne rouge d’un restaurant libanais semble planter un décor, mais est-il compatible avec les cerisiers japonais ? Le décor, d’ailleurs, est souvent difficile à cerner. À la télévision, les visages sont floutés. Au bureau, les projecteurs rendent tout irréel. Tout concourt à dissuader la quête d’un sens précis.

          Pas plus d’histoire que de décor. « Il n’y a rien à trouver dans la chambre. Seulement voir. Dans cette histoire, il ne se passe rien. » Pourtant... Il y a les bœufs qui sortent de la cuisse d’un homme... La pharmacienne qui distribue de dangereuses pilules... La créature qui engloutit les passants et les restitue en parfaite santé, sinon une légère odeur... Pourquoi ? On ne sait pas, voilà. Et tout semble normal. C’est cela qui fait le charme de ces histoires : nous sommes, au fond, dans la vie quotidienne, mais quelque chose a dérapé, qui semble normal à tout le monde, sauf au lecteur. Et il ne saura pas de quoi il s’agit.

          Pour mettre à contribution l’imagination du lecteur, Jacques Richard utilise avec bonheur toutes les nuances de l’implicite, du présupposé qui implique ce qu’il refuse de dire (« Parfois personne ne tombe » implique bien que, le plus souvent, il y a des victimes !) jusqu’à la suspension suggestive de la phrase (« celui qui voulait que »), en passant par le sous-entendu, qui joue sur les registres lexicaux (« brouter » ne se dit que pour un végétal). Mais le lecteur qui croirait pouvoir décrypter ce qui n’est pas dit explicitement se heurterait à des contradictions permanentes. « Ils viendraient et me brouteraient » : s’agit-il d’une fleur qui redoute le passage d’herbivores ? Oui, si l’on remarque le « déraciner » qui vient un peu plus loin. Non, car « Il me gratte la tête », quelques lignes plus bas, fait plutôt songer à un animal. Ou à un homme, puisqu’il évoque son couteau à poisson. Nous n’en saurons rien, mais est-ce important ? L’essentiel est dans ce sentiment trouble, entre peur, complicité et désir qui le lie à... mais à qui ? À « lui » bien sûr... « celui qui le faisait, celui qui voulait que ». Non, décidément, il vaut mieux ne rien vouloir. On ne sait pas, voilà.

          Alors, le lecteur se construit son histoire. Elle est effrayante, humoristique, désarçonnante, surréaliste, à son goût. Un couple se promène sur le bord de la table comme au bord d’un précipice. Des infirmières punissent les patients qui ne mangent pas leur purée selon le rite établi. Les éboueurs ne ramassent plus les corps, que l’on doit conserver chez soi. Il n’en resterait qu’une impression de malaise si l’écriture à la fois très souple dans la syntaxe et très précise dans le vocabulaire ne nous accrochait pas au fil ténu du récit. De belles formules, presque sentencieuses, un peu mystérieuses — « La crainte est la sœur grise de l’attente »« non, je n’ai pas de cœur ; j’ai balancé le dernier qu’on m’a offert ». On ne sait pas, voilà, sinon qu’on en retire un plaisir frissonnant, bien réel, lui.

          La dernière partie, qui a donné son titre au recueil, est d’un autre ton, plus lyrique (les alexandrins reviennent sournoisement), même si elle est parfaitement intégrée dans la structure très stricte du recueil. La nouvelle se referme sur le couple, avec ses épiphanies, ses peurs, ses tendresses. L’auteur y joue davantage sur le sens des mots, parfois précisé entre parenthèses, pour finir sur cette superbe notation, qui pourrait constituer une des clés du recueil : « Elle le regardait parler des mots ». Car Jacques Richard est aussi peintre : peut-être apprendrons-nous à écouter ses tableaux ?

Jean Claude  Bologne, écrivain, octobre 2015

Fiche

Visuel
Images
Année
2015
Édition
Zellige, Paris
Distribution
Interforum
Production
Avec l'aide du Fonds National de la Littérature

Extrait

Me manger, me manger ! Tu répètes ça à longueur de pages, à longueur de vie. Je voudrais bien voir ça, tiens ! Je voudrais bien savoir comment tu me mangerais, te voir à l’œuvre. Mais lui c’est un salaud, un parfait salopard. Pire que celui qui rit. Il ne répond pas. Il la prend par le poignet. Il l’entraîne à la cave. Là, on a tout ce qu’il faut, c’est l’endroit rêvé. Il la couvre de chaînes. Elle fait aah… aah… comme une poupée ancienne. Arrête, tu me fais peur. Mais elles disent toutes ça et lui, il s’en balance, c’est un vrai saligaud (un homme vil et moralement répugnant). Arrête, tu me fais mal. Attends, tu n’as rien vu. Il la mord. Très fort. Encore plus fort. Encore plus fort que ça. Il commence à lui manger la jambe. Elle hurle, bien sûr. Arrête, arrête. Tu es complètement fou. Mais lui, c’est une crapule (une personne très malhonnête et méprisable), il rit la bouche pleine. Il a les yeux qui brillent. Il la regarde enfin. Il en reprend un bout avant de remonter. Il revient le lendemain. Il fait ça tous les jours, et il est tout content. Il la mange par morceaux. Pas trop à la fois, il fait durer. Elle braille jusque de l’autre côté de la rue. Les voisins entendent tout. Les voisines disent vas-y, toi, va sonner. Mais personne ne vient, personne ne se plaint. Et puis, comme chacun sait, les scènes de ménage, ce sont des scènes d’amour. D’ailleurs, elles aimeraient bien, les voisines, qu’on les regarde aussi, qu’on leur en fasse autant, qu’on les fasse crier comme ça de temps en temps.