Walen Buiten - révélation sur la Flandre flamingante

Le français est interdit dans les cours de récré. À l’église. Au marché. Un député menace d’affamer la Capitale. Cinq mille personnes rendent hommage au « Leider » qui a dit : « Le Juif doit disparaître. C’est une question de salubrité publique ». Sur un terrain de foot, des supporters hurlent « Walen buiten ! » et aussi : « Hamas ! Hamas ! Les Juifs au gaz ». Pourtant, on n’est pas en 1940. On n’est pas à Nuremberg. Ça se passe aujourd’hui. En Flandre.

La Belgique va-t-elle « crever » comme l’exigent les nationalistes flamingants ? Pour répondre, Marcel Sel plonge le lecteur dans la réalité belge. Au lieu d’un essai politique, il vous emmène à la rencontre des gens et des lieux. Dans les polders de Brel, chez les Flamandes, chez les Wallons, et à Bruxelles — cette capitale de l’Europe où l’apartheid social est déjà une réalité. Dans cette ville cosmopolite que la Flandre intransigeante veut annexer, étrangler, étouffer. 

Walen buiten ! est un essai inquiétant qui vous décortique la guerre des langues avec la précision d’un scalpel. C’est aussi un récit palpitant. Une enquête. Du vécu.


 

Fiche

Année
2010
Édition
Jourdan Édition

Extrait

I. De trein. Le train

Octobre 1994

Je me souviens très bien du jour où j’ai décidé de ne plus mettre un

pied à Anvers. C’était un lundi. Un lendemain d’élections. La veille, vingthuit

pour cent des Anversois avaient donné leur voix au Vlaams Blok, le

parti d’extrême-Flandre. Des racistes. Des francophobes. Je les connaissais

bien. Dix-huit ans plus tôt, ils nous avaient hurlé leur haine, à mon père et à

moi, à la sortie de l’église. Ils avaient aboyé parce que la messe était en

français. Qu’ils ne le supportaient pas. Ils avaient crié « Franse ratten, rol

uw matten ! » Rats français, pliez bagages ! On me jetait de chez moi. Je ne

comprenais pas pourquoi. Je n’avais pas dix ans.

Le lundi 10 octobre 1994, j’en avais vingt-huit. Je travaillais à Anvers.

Je vivais à Bruxelles, à cinquante kilomètres de là. Tous les matins, le bus

septante et un me secouait jusqu’à la Gare Centrale. Là, je me prenais un

café à la machine grise. J’achetais mes journaux. Je descendais les marches

de marbre de la station souterraine, art déco. J’attendais sur le quai l’arrivée

du train, avec mon café, mes journaux, mon paquet de cigarettes. Je

fumerais ma première dans le train.

Les journaux que j’achetais, c’étaient toujours les deux mêmes : De

Morgen (Le Matin) et Le Soir. Deux natures opposées qui avaient besoin

l’une de l’autre. Le matin flamand et le soir francophone, c’était mon pays.

La jeune libraire souriait en me voyant arriver. Parce que chaque jour, je

prenais des accents différents pour lui demander mes quotidiens. Une fois,

je prononçais De Morgen avec un accent très flamand et Le Soir avec un

accent très français. Le lendemain, je flamandais Le Soirrr et je

fransquillonnais De Morgen. Toujours, je la surprenais. Son rire pétillait

alors dans les couloirs sans âme. La gare s’éclairait. Les locomotives

prenaient vie, comme dans les tableaux de Paul Delvaux. J’ai le même

prénom. Je m’appelle Paul Grilli. J’étais célibataire.

Ce lundi-là, elle ne me sourit pas. J’ai d’abord pensé à un décès subit

dans sa famille. Je n’eus pas le temps de lui poser la question. Elle me

tendit mes journaux.

— Regardez. C’est épouvantable, me dit-elle.

— Vingt-huit pour cent ?

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— C’est dingue, non ?

J’eus les pieds lourds en montant dans le train. J’étais sous le choc. Je

savais qu’Adolf Hitler avait en son sale temps gagné la chancellerie avec un

tiers des voix. Je voyais Anvers prendre la même voie, puis tout le pays. Je

voyais déjà le moment où il faudrait fuir ou se battre. Et puis, il y eut le

petit monsieur.

Il était monté à Malines, à mi-chemin de Bruxelles et du Reich

anversois. Un homme sans envergure. Je me souviens qu’il portait une

cravate sous un gilet de laine. Pour le reste, j’ai oublié jusqu’à son visage.

Mais j’entends encore chacun de ses mots. À la syllabe près. Et aussi son

exacte intonation. Entre morgue et mépris. C’était il y a treize ans.

— Franstaligen zijn hier niet meer welkom. (Les Francophones ne sont

plus les bienvenus ici.)

Je n’ai pas tout de suite compris qu’il s’adressait à moi. Je n’avais pas

pris conscience que je lisais un journal francophone dans un train qui, dès

sa sortie de Bruxelles, était en pays flamand. Je ne pensais pas que c’était

important. Dans les colonnes de résultats, je cherchai le score du Vlaams

Blok à Malines, là où le monsieur était monté. Vingt pour cent ! Un

cinquième ! Malines aussi ! Je compris que ce type-là avait voté pour ce

parti-là. Il se sentait tout-puissant. Je replongeai dans mon journal. Pour

m’y cacher, cette fois. Le chiffre avait un corps. Ce n’était plus un

pourcentage. Le monsieur me haïssait pour ce que j’étais. Me le disait tout

haut. J’ai fermé Le Soir. J’ai ouvert De Morgen. Le reste du voyage, j’ai fait

semblant de lire. Mais j’étais perdu dans mes pensées. Le train pénétra

bientôt dans la gare. Le Malinois se leva précipitamment, me jeta son

mépris, sauta sur le quai et disparut dans la foule. Je me levai. Descendis à

mon tour. Mais au moment précis où je touchai le sol flamand, une phrase

me traversa l’esprit. Comme un éclair. Comme une gifle.

— Tu es un étranger !

Je l’ai dite, cette phrase. Douloureusement. Pas très fort. Mais je l’ai

dite. Puis, j’ai mis l’autre pied sur le quai. Ça ne changeait plus rien,

désormais. J’étais un allochtone, comme ils disent. J’avais mes deux

journaux sous le bras, De Morgen et Le Soir. Mon cartable pendait dans

l’autre main. Je regardais, ébahi, les gens qui passaient devant moi. Ceux

qui descendaient les escaliers de marbre. Ceux qui montaient dans le train

d’à côté. Ceux qui achetaient des journaux. Je regardais la foule qui se

nouait, se déliait. Je comptais les hommes et les femmes. C’était un réflexe.

Un. Deux. Trois, celui-là ! Un. Deux. Trois, cette dame ! Un. Deux. Trois,

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ce policier ! Je comptais un, deux, trois, pour trouver celui qui avait voté la

haine des miens. Une personne sur quatre ! Dans une foule de gare, ça fait

beaucoup d’ennemis ! Ça fait beaucoup de haine ! J’eus un vertige.

— Je suis un Turc, me dis-je.

Le Vlaams Blok avait deux haines : le Francophone, son ennemi de

toujours, et l’immigré, son fonds de commerce. Si j’étais l’un d’eux, j’étais

les deux. Un Marocain. Un Turc. Un Bosniaque. Un Francophone. Pourtant,

je parlais néerlandais couramment. J’étais né belge. J’avais la couleur

comme il faut. J’avais un nom pas juif. Un nom italien, peut-être, mais pas

roumain non plus. Mais j’avais compris, physiquement, ce que l’Autre qui

arrivait ici pour la première fois pouvait ressentir. J’avais compris la peur.

Oui, j’ai eu peur, et plus que de raison : personne ne tue personne ici. C’est

juste la Belgique. Avec ses petites haines de petit pays. Ce n’est pas grave.

Il y a bien pire que ça, dans le monde ! Je décidai quand même de quitter

cette ville. De quitter mon travail de rédacteur publicitaire. La terre me

rejetait. Je n’insisterais pas.

J’avais erré dans la gare jusqu’à la sortie principale. Je regardai à

gauche l’entrée du Zoo où je venais enfant. Le lion de bronze et sa crinière

tendue par le vent. Je l’avais aimé, ce fauve doré, quand j‘étais grand, en

culottes courtes. Je l’ai soudain trouvé ridicule, hideux. J’ai haï les voix qui

m’enveloppaient. L’accent anversois me parut cassant. J’ai hâté le pas vers

les boutiques de diamantaires qui se cachent sous le viaduc ferroviaire. Sur

certaines de ces vitrines grillagées, il y avait des noms juifs. Je m’en sentis

si proche que si un flic m’avait arrêté, je lui aurais dit : « Je m’appelle

Zylberberg ». Ou Saïdane, d’Algérie. Ou Aimé, du Sénégal. Aimé, le haï.

Du jour au lendemain, entre Malines et Anvers, tout m’était paru

menace. J’étais entré dans un univers qui m’était inconnu, celui de la

paranoïa. Où l’on s’inquiète du moindre regard hostile. Où l’on suspecte

tout le monde. On replonge en Bavière. On se croit dans Mein Kampf. Il y a

sûrement des SA. Ils sont au coin de la rue. Mais on tourne le coin et il n’y

a personne. Juste cette haine qui traîne de loin en loin. Un, deux, trois,

celui-là.

Beaucoup de gens se sont contentés de hausser les épaules, ce jour-là.

J’ai toujours été sidéré par la facilité avec laquelle le Belge peut écarter le

danger d’un haussement d’épaules. Il n’y a pas de problème. Tout va bien

se passer. Nous sommes le peuple de la Méthode Coué. On vous dira qu’ils

ne sont pas si extrémistes, au Vlaams Blok. On vous dira qu’ils sont de

droite, mais sans plus. Qu’ils ont changé. Qu’il ne faut surtout pas les

assimiler aux innombrables groupuscules néonazis qu’ils côtoient,

encouragent, soutiennent et tout et tout. On vous dira vraiment n’importe

quoi, mais sur un ton si placide que vous avalerez les couleuvres de la

tranquillité avec un soupir rassuré. Et c’est exactement ça qui vous

étouffera.