Marie-Thérèse Bodart, romancière, in La Tribu Bodart-Richter, collection "Archives du futur", juin 2023.
Fiche
- Année
- 2023
Extrait
Les Meubles ou le ventre de la Baleine
Nous saute aux yeux, dès l’ouverture du livre, l’éclatement du texte. La romancière, qui nous avait habitués à une structure classique, à des chapitres qui s’additionnent et portent titres et sous-titres éclairants, recourt ici aux fragments, quelquefois d’une seule ligne. Et, si l’on continue de parcourir les premières pages, nous frappe également son usage inattendu de l’italique plutôt que des guillemets pour signaler les monologues et les dialogues intégrés dans le flux narratif.
Bien sûr, on retrouve, plus qu’un décor, l’univers fagnard sombre et froid : « Le vide de novembre instaurait le règne de la saison morte, insidieuse, qui saccage. »[1] Les événements, s’ils se déroulent sur plusieurs années successives, semblent tous se concentrer en novembre, le mois des Morts. « Demain est le premier jour de novembre... Quel tourment ! […] Il me faut aller visiter les tombes de tous nos morts. […] Et pendant ce temps-là, les meubles… » [2], déplore Sybille.
Que peut bien cacher son obsession singulière des meubles ? C’est ce que tente de découvrir le narrateur de l’histoire, aussi discret qu’anonyme. Dès le début de son récit, et du roman, il avertit le lecteur de la difficulté de sa tâche : « Ils m’apparurent entourés par un singulier bestiaire […]. Je ne les ai d’ailleurs connus que par ces quelques lambeaux de leur histoire, profondément enfouie, semble-t-il, dans un passé cadenassé comme leurs meubles. »[3] « Ils », c’est la « tribu » Dubuisson. Histoire de famille à nouveau. « Les autres ! Quelle horreur ! »[4] Le pronom « elles » eût mieux convenu pour désigner ce « gynécée fermé sur soi-même »[5] : une veuve et ses deux filles, Henriette et Sybille, aussi soucieuses de la vertu que craintives pour la leur : « Il y a pas mal de maniaques par ici… de rôdeurs… »[6], qui pourraient « imaginairement ou non, violer l’intégrité femelle »[7]. C’est pourquoi il faut exclure tout « mâle » de la grande « maison matriarcale » : « Nous n’étions faites pour aucun homme étranger. »[8] Voilà qui est clair, quand ce n’était qu’implicite dans les romans précédents. Seuls sont admis les deux cousins, Gilles et Mathieu, appâtés par l’héritage. Aussi Monsieur Joachim, l’intendant de la firme « Dubuisson-Dubuisson, Treillis de fer en tous genres » (ironie de la métaphore ?) et Abel, une sorte de gardien du sérail dont la puissance se mesure au poids de son trousseau de clefs et à l’éclat de sa lampe dans la nuit noire.
[1] Marie-Thérèse Bodart, Les Meubles, Bruxelles, Samsa, 2014, p. 77 [2] Ibid., p. 64.[3] Ibid., p. 19.[4] Ibid., p. 70.[5] Ibid., p. 20.[6] Ibid., p. 36.[7] Ibid., p. 20.[8] Ibid., p. 35.