Un poème à vingt francs

Quelle chierie ! Et quels monstres d’innocence ces paysans... ! Je suis abominablement gêné. Pas un livre, pas un cabaret à portée de moi, pas un incident dans la rue ! Quelle horreur que cette campagne... ! Comme Rimbaud, Marcel a fui l’Ardenne. Et comme lui, il a aussitôt regretté l’odeur du laitage dans l’air du soir ou celle de l’étable, pleine de fumier chaud...  Marcel vient de mourir. Il avait quatre-vingt huit ans. Il aimait Agathe, la mer, le vin et les livres. Leur fille aussi aime les livres. Elle se souvient que son père l’avait payée pour dire un poème.

  • Ça y est, Papa, je  connais. Tu me donnes mes sous ?
  • Récite-le moi d’abord.

Entreprise vénale ? Drôle de contrat…La payer, c’était sans doute acheter la part de l’extraordinaire, du sublime, de l’ineffable, dans un monde mercantile. L’argent contre la poésie. Un poème à vingt francs, c’est aussi l’histoire du vingtième siècle. Au fil des ans, le père et sa fille, amoureux tous les deux du « poème à vingt francs », deviennent le symbole de ce qu’une génération peut donner à la suivante. Au fil des saisons, une galerie de personnages traverse leurs histoires et l’Histoire. Attachants et burlesques, pathétiques et généreux, nous les avons croisés, ils nous croisent tous les jours.

Avec l’élégance de style qu’on lui a déjà reconnue, l’auteure nous offre ici, dans un registre intimiste tantôt drôle, tantôt grave, Un poème à vingt francs ou le quotidien de Belges qui invitent chez eux la poésie pour retrouver du sens.

 

Fiche

Visuel
Année
2015
Édition
Zellige

Extrait

Samedi 11 mai 1974

Son père dit que ce n’est un travail pour les filles. Pourtant, cet après-midi, c’est elle qui lave la DS. Les garçons ont un match de rugby. Dans le garage, elle remplit un seau d’eau chaude qu’elle mélange avec du savon de vaisselle. Ça mousse tant que l’eau déborde. Ses Kickers sont trempées. « Je t’avais pourtant dit de ne verser que quelques gouttes de détergent. Et de mettre tes bottes. Ton frère... »  Il a raison. Papa a toujours raison. Elle savonne l’auto. Ensuite, ce qu’elle aime, c’est la rincer à l’aide du tuyau d’arrosage. On voit la différence. On se sent efficace. Le moins gai, c’est d’essuyer soigneusement la carrosserie et les vitres. «  Evite le contact avec les  résidus de savon, c’est mauvais pour la chamoisette ». Papa a encore raison. Il vient inspecter le travail : « Il reste des traînées sur le pare-brise ! ». Ça, il fallait s’y attendre. Et à la fin quand même : « Voilà tes vingt francs ! Je suppose que tu préfères deux pièces de dix. » Vingt francs pour un lavage, vingt francs pour un poème... La poésie a plus de valeur qu’une corvée domestique, non ? Et pourtant. A l’école, elle a appris que Rimbaud avait publié à compte d’auteur. Personne n’était disposé à « investir » dans son œuvre. Et à la télé, elle a entendu que la toile de Van Gogh, dont la reproduction pend au mur du salon, servait de cloison pour des cages à poules avant de se vendre à prix d’or.  Son père a-t-il raison, encore une fois, quand il dit que l’argent mène le monde ? Ils se sont disputés hier lors du débat télévisé. Il est pour Giscard, elle, pour Mitterand. D’ailleurs quand elle sera grande, elle ira voir dans les pays pauvres comment vivent les gens.