Les raisons de la colère

PREMICES
Le 28 janvier dernier, à l'occasion de l'ouverture du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême, édition 2023, quelques privilégiés ont pu découvrir une plaquette agrafée de petit format, sans mention d'auteur ni d'éditeur, intitulée Les Raisons de la colère, comme une tribune libre homonyme parue un peu plus tôt dans MédiaPart, signée, elle, par plus de 400 auteurs, éditeurs ou militants. La tribune libre, publiée en décembre 2022, s’attardait sur la figure de Bastien Vivès et du symptôme qu’il représente au travers d’une « culture du viol » (et autres représentations régressives) qui imprègne le monde de la BD.

L'OBJET
La plaquette anonyme de 36 pages, au format modeste (8,7 x 12,5 cm), présentait, en vis-à-vis, des slogans féministes (ou antiracistes) bien connus et des cases ou des planches extraites d'œuvres en bande dessinée d'auteurs consacrés et incontestés ou des cases et des planches qui ont été éditées ou créées par des signataires de la tribune de Mediapart, ces dernières frappées d'un cachet de "censure" indiquant l'outrage à condamner : "misogynie", "incitation à la haine", "culture du viol", "male gaze", "apologie du féminicide", etc.
La plaquette se terminait par ces mots, inspirés d'arguments lus sur les réseaux sociaux : "Représentation = normalisation = banalisation = incitation! Représentons l'amour, pas la haine ! Pour la mise en place d'un comité de vigilance", puisque les combattants de la vertu, et ceux qui se rangent à leurs côtés, semblent croire que l'abolition des rapports de domination et de la violence doit en passer par leur éviction dans la représentation.

QUI ?
Rapidement, on reconnut, derrière cet acte, l'éditeur La 5e Couche, célèbre pour d'autres "farces" politiquement grinçantes, soit les auteurs et éditeurs William Henne et Xavier Löwenthal.

LE SUJET DU FASCICULE
L’objet de ce livret ne porte pas sur la question de savoir s’il faut ou non laisser s’exprimer, dans le champ de la création, tous les fantasmes, y compris problématiques, au nom d’un inconscient cathartique ou procédant d'une forme de sublimation ou d'exutoire, ou s’il faut brider à tout prix ces fantasmes, qui, s’ils ne l’étaient pas, inciteraient à la débauche ou participeraient d’une impunité favorable aux agresseurs, un bridage qui prendrait le risque d’un refoulement de ces fantasmes et d’un retour du refoulé peut-être encore plus problématique (c'est un débat similaire qui touche le jeu vidéo : banalisation de et incitation à la violence ou dérivatif salutaire ?). Laissons la question (inextricable ?) aux psychanalystes et aux sociologues.
L’objet de ce livre ne porte pas non plus sur les questions légitimes soulevées par cette tribune. Que les choses soient claires, La 5e Couche est totalement solidaire du combat de #metoobd. L’objet de ce livre porte sur une des conclusions de la tribune : “C’est pourquoi nous demandons aujourd’hui que le FIBD [Festival International de la Bande Dessinée] établisse une charte d’engagement, afin que les futures sélections et programmations du festival soient réalisées dans le respect du droit des personnes minorisées ainsi que dans l’égalité de leurs représentations.
Des moyens concrets doivent être mis en place, tant du point de vue des choix artistiques que de la prévention des violences sexistes et sexuelles pendant l’organisation et la durée du festival, pour enfin faire du FIBD un lieu qui ne saurait tolérer les violences et les discriminations, et ainsi accompagner les changements systémiques nécessaires dans le milieu de la culture tout entier."

QUESTION
Une fois que cette charte aura été formulée et validée, qui décidera de ce qui heurte ou non les différentes sensibilités ? Qui posera les limites ? Selon quels critères de bonne conduite ? Sous quelle forme ? Qui peut incarner ces positions morales et décider de ce qui peut ou non être exposé ?

L'ENGRENAGE DE LA CENSURE
Si nous croyons que l'objectif poursuivi par les signataires est éminemment désirable : un monde où les rapports de domination et la violence seraient réduits au strict minimum (parce que leur abolition est impossible, certaines réactions à notre publication le montrent), nous voulions alerter sur la dangerosité des moyens proposés. Une des plaintes dont les éditeurs de Bastien Vivès et Vivès lui-même font l'objet émane d'ailleurs d'une association liée à la droite catholique.
Bien plus que tous nos autres actes éditoriaux, celui-ci déplut, au point de fâcher les auteurs et éditeurs cités.

LE BÂTON POUR NOUS BATTRE
Nous entendions alerter du danger consistant à édicter des règles vertueuses, en matière de création, d'édition ou de monstration, tant il nous semble que les armes qu'on fourbit devraient rester inoffensives quand elles tomberont aux mains d'ennemis politiques, plus prompts à la censure et enclins à museler les leurs, d'ennemis ; et tant il nous a paru criant que peu d'entre nous échapperont à ces bâillons ou à ces ciseaux, à considérer nos propres bibliographies ou nos catalogues. La technique consistant à extraire une image ou une planche de son contexte, pour tromper sur les intentions d'une œuvre ou d'un auteur, n'a que trop servi (y compris dans le cas "Vivès").
Nous ouvrions notre petite recension non-exhaustive par un extrait de notre propre catalogue, avec une planche d'Anton Kannemeyer et Conrad Botes, auteurs sud-africains engagés contre l'Apartheid et ses conséquences, accusés de racisme multilatéral et de pornographie sexiste. Parmi les auteurs estimés, voire adulés, de la profession, nous reprenions notamment un extrait du dernier Blutch, un strip de Julie Doucet (présidente de cette édition du FIBD), une case d'Edmond Baudoin, une autre de Robert Crumb, au milieu d'autres extraits d'œuvres d'auteurs que nous estimons, qui ont signé l'appel à la rédaction d'une charte éthique.

QUI JUGERA ?
Qui fera la part entre les représentations problématiques de “Tintin au Congo” (Casterman) et les mises en boîte de ces représentations dans “Blackface Babylone” de Thomas Gosselin (Atrabile) ou dans “Pappa in Afrika” d’Anton Kannemeyer (La 5e Couche). Ce dernier ayant déjà été accusé de racisme, ce qui est un vicieux retournement de valeurs. Qui fera la part entre le premier et le second degré ?

DE LA PÉDOPORNOGRAPHIE
On nous répondra qu’en l’espèce, il s’agit de pointer du doigt la pédopornographie de certaines œuvres.
Ce livret pose justement la question du regard, celui, éventuel, du censeur qui ne fera pas le tri entre des images pédopornographiques extraites de “La charge mentale” de Bastien Vivès et des images pédopornographiques extraites de “Dernière bande” d'Alex Barbier publié par le FRMK (signataire de la tribune de Mediapart). Le censeur ne tiendra pas compte du contexte de ces images, de leur dimension satirique (que chacun apprécie ou non, ce n'est pas le propos) et des circonstances qui ont entouré leur publication (au Canada, on ne peut incriminer une image isolée, on ne peut juger que sur l’œuvre dans son entier. Ce n’est pas le cas en France).

DE LA VIOLENCE
Que dira le censeur devant un livre dont le personnage principal est un tueur psychopate ("The end of the fucking world" de Charles Forsman, L'Employé du Moi, 2013 - extrait du catalogue : "La violence physique comme psychologique s’immiscent progressivement, par bribes dans le récit, au fur et à mesure que les personnages dévoilent leur intimité, leur faiblesse et leur déviance.") ? N'y verra-t-il pas une apologie de la violence ? Est-ce plus ou moins grave, aux yeux du censeur, de montrer des meurtres du point de vue du meurtrier ou de mettre en scène des enfants sexualisés ?

UN OUTIL FUNESTE
La tentation d'activer un outil comme la censure est dangereuse, elle ne manquera pas de se retourner contre ses promoteurs : c'est donner le bâton pour se faire battre (fort heureusement, une partie des membres de #metoobd et du collectif Les raisons de la colère ne sont pas favorables à la censure).

UNE CAUTION INVOLONTAIRE
Et ce ne sont évidemment pas les éditeurices et les auteurices qui sont susceptibles d'activer cette censure. Mais ils incarneront la caution et le levier idéologique permettant aux institutions de réaliser cette censure (ces institutions sont les écoles, les bibliothèques, les municipalités, les tribunaux, les ministères, etc. mais aussi la sphère privée au travers des entreprises). C'est typiquement ce qui s'est passé dans le monde anglo-saxon avec la cancel culture, dérivée, entre autres, de la French Theory (développée à partir des écrits, autour de la déconstruction, de penseurs qui n'en demandaient pas tant).

LA MÊME ARME
Comme l'indique Iris Brey, co-auteure du livre "La culture de l'inceste", dans son intervention à la conférence "Les raisons de la colère" à Angoulême, la société patriarcale (et blanche, et hétéro, etc.) exerce de fait une censure à l'égard des minorités et des catégories minorisées : moins de budget alloué aux femmes dans la culture, moins de voix au chapitre pour ces catégories et maintien à tout prix des privilèges et des prérogatives des bénéficiaires de cette domination ("ils ont beaucoup à perdre"). Cette censure patriarcale, systémique, violente, inexpugnable de prime abord, est incontestable. Devons-nous pour autant user des mêmes armes ? Si l'arme en question s'exerce déjà de façon si virulente, allons-nous légitimer son usage pour qu'ensuite elle puisse perdurer ?

LES ALTERNATIVES À LA CENSURE
Plutôt que la censure, privilégions la remise en question de ces productions régressives, leur ringardisation, leur ridiculisation, leur marginalisation (cfr Servin ci-après), leur contextualisation, voire l'accompagnement pédagogique, la déconstruction des stéréotypes, d'une saine ironie, faisons usage de notre créativité (sous forme de performance, de détournement, de parodie, de pamphlet, etc.)

L'INSTRUMENTALISATION DES CAUSES LÉGITIMES
Pourquoi apposer, dans ce livret, des slogans féministes et antiracistes en regard des bandes dessinées que le fascicule feint d'incriminer ? Parce que ces causes, indéniablement légitimes, seront bien évidemment instrumentalisées par la censure. De même que la censure n'hésite pas à invoquer de bons sentiments comme la bienveillance et la protection des plus faibles pour arriver à ses fins. Voudrions-nous avoir les meilleures intentions au monde, en voulant éradiquer le mal par la censure, cela nous pend au nez d'être récupéré par l'extrême droite. Thomas Gosselin a, à juste titre, relevé l'ambiguïté consistant à utiliser ces slogans féministes et antiracistes dans le livret, comme si nous les moquions (alors que nous adhérons à tous ces slogans, aussi slogan soient-ils (un slogan, c'est toujours simplificateur).

LES NIVEAUX DE LECTURE
Une nouvelle fois, un fascicule comme celui-ci joue de différents niveaux de lecture :
- on peut le prendre au premier degré, comme une espèce de pamphlet produit par la droite catholique extrême, celle-là-même qui intente un procès à l’éditeur Les Requins Marteaux qui a publié deux des trois livres incriminés de Vivès.
- beaucoup ont compris d’emblée que l’ironie portait sur la censure.
- enfin, comme le débat est très polarisé, la démarche a pu être identifiée au camp des vieux boomers réactionnaires. Déjà, cette accusation démontre que ceux qui l'adressent n'ont pas vraiment lu le fascicule. Et c'est évidemment mal connaître La 5e Couche, son catalogue et ses autrices (le fait que “Katz” pose la question de l'essentialisation, que “Tintin akei Kongo”, s'inscrit dans une démarche décoloniale, que “Menses ante Rosam” met les hommes en boîte, que “Le Capitalisme à portée de main” ne fait pas “pour de vrai” l’apologie du capitalisme, le fait que l'imposture Judith Forest met à jour les stéréotypes qui gangrènent la bande dessinée, etc. : tous ces livres contiennent un second degré de nature politique, au-delà de ce qui pourrait être perçu pour de simples boutades) (*).

PREMIER OU SECOND DEGRÉ ?
Que ce soit pris au premier degré ou au second degré, le résultat est le même :
- si vous prenez ça pour un pamphlet d’extrême droite, vous percevez le danger de la censure;
- si vous percevez l’ironie du livret, vous comprenez que celle-ci s’exerce contre la censure.

UN POINT DE VUE NUANCÉ
Citons la journaliste et historienne Lucie Servin : “Puisqu’on ne doit pas en parler, parlons-en. Je le dis d’autant plus que je n’aime pas le travail de Bastien Vivès (que j’ai lu) mais j’irai jusqu’à le défendre parce que je ne comprends pas pourquoi il payerait lui plus qu’un autre, et que le combat contre les représentations dégradantes se joue sur le terrain de leur marginalisation, et non de leur interdiction. L’ennemi dans cette histoire, c’est la domination par l’argent, c’est le succès entretenu par les chiffres de vente, ce système qui nous est imposé comme le seul possible. [...] Aujourd’hui, l’affaire Vivès est aux mains de la justice. Les plaintes sont soutenues par les cathos et l’extrême droite, et derrière aussi, on retrouve malheureusement une gauche coupeuse de têtes qui pense que par l’exemple on transformera la société. Je traîne suffisamment avec des communistes pour connaître leur histoire, pour savoir ce que fut Staline et l’exigence de moralité dans l’art.
Il n’est pas question d’affirmer que Bastien Vivès n’a pas de talent. Il est simplement essentiel de souligner qu’il est le vecteur d’une pensée dominante qui a forgé son succès et induit sa paresse. L’imposture est de voir en lui un auteur subversif alors qu’il n’a jamais eu à interroger son propre travail et que sa provocation remplit toutes les cases du conformisme. Le scandale est d’applaudir son audace, de féliciter son manque de réflexion sur lui-même et sur les autres. Faire de lui un martyr, c’est le conforter encore dans sa toute-puissance de jeune plus si jeune avec toujours une mentalité de vieux réac.
Maintenant, cette affaire n’appartient plus seulement au milieu de la BD. Bastien Vivès est suspecté de pédocriminalité. Il a même été comparé à un Matzneff et un Polanski, alors qu’il n’a jamais été incriminé pour le moindre acte et que seules ses œuvres sont en procès. Devant n’importe quelle œuvre, je défends le pouvoir critique des lecteurs. Je défends le pouvoir de lire des œuvres de tous les auteurs avec qui je ne suis pas d’accord, de m’en faire ma propre idée et de partager mes avis quand on m’en donne les moyens dans la presse ou ailleurs. Encore faut-il favoriser l'esprit critique, la presse indépendante des pouvoirs de l'argent et donner les moyens à l'éducation.”

UNE VOLONTÉ FAROUCHE DE S'EN TENIR AU PREMIER DEGRÉ
Figurer dans cette petite anthologie, entouré d'auteurs estimables, voire adulés, ne nous avait pas paru outrageant ou insultant. Et pourtant… Pourtant, tout se passe comme si certains auteurs ou éditeurs que nous avons cités avaient pris pour argent comptant, au premier degré, les accusations de sexisme ou de pornographie figurant sur les faux cachets de la censure. Comme si nous accusions véritablement Alex Barbier, Julie Doucet, Blutch ou Baudoin de misogynie ou de pornographie, comme si nous en appelions à la censure de ces géants du microcosme. Comme si nous accusions vraiment La 5e Couche, donc nous-mêmes, d'apologie de l'inceste (puisque deux pages du fascicule incriminent des publications de La 5e Couche, dont l'une pour "apologie de l'inceste"). Pratiquement aucun des signataires de la tribune de Mediapart ne sortirait indemne d'une enquête approfondie sur ses publications. Nous non plus. Et bien peu des grands auteurs du passé. C'est ce que nous voulions démontrer.
La réaction la plus déconcertante fut celle de l'éditeur d'un des auteurs qui adressa à La 5e Couche une lettre en recommandé, d'abord pour s'indigner que l'on ait pu reproduire une case d'un de ses livres sans autorisation, ignorant le droit de citation et de parodie,et ensuite pour s'offusquer du fait que ce détournement s'avérait dénigrant en ce qui concerne les propos de l'auteur. Or la case détournée en question, placée toute à la fin, était l'exemple saugrenu et aberrant par excellence, où un personnage charrie gentiment un autre personnage. La scène se voit estampillée "Incitation à la haine", démontrant par l'absurde la démarche parodique de l'opuscule de La 5e Couche, à savoir que, si le lecteur pouvait penser, au premier degré, qu'il avait affaire jusque-là à un pamphlet d'extrême droite, le voilà rassuré d'avoir affaire à une simple démonstration parodique autour de la tentation de la censure. Que penser dès lors de la démarche de cet éditeur ? bêtise feinte ou réelle ingénuité ?

PARDON
Telle interprétation nous paraît si extravagante qu'on a cru voir, dans les réactions outragées des pairs que nous avons cités, un peu de mauvaise foi. Mais, hélas ! non. Force est de constater que certains d’entre eux ont été blessés. Comme le veut la formule, nous prions les personnes que nous avons pu, maladroitement et involontairement, offenser, de bien vouloir accepter nos plates excuses.

UN MAUVAIS TIMING DE LA PART DE LA 5E COUCHE
Et par ailleurs, fallait-il, dans le chef de La 5e Couche, poser ainsi le débat, lors de ce 50ème festival d’Angoulême, à la façon habituelle de La 5e Couche, à savoir avec les outils de l’ironie et du second degré. On nous dit que ce n'était pas le moment, que le moment était critique pour les minorités, les mouvements féministes et LGBTQI+ en tête, un moment politique qu'ils auraient bien tort de ne pas saisir, étant entendu que les changements nécessaires, issus des révoltes logiques, ne s'obtiennent jamais par le dialogue, la réflexion ou le débat, mais par la force, et aussi que, en tant qu'hommes blancs de 50 ans occupant des positions de pouvoir, ce n'était pas une bonne idée de faire quoi que ce soit, qu'il fallait les laisser faire, qu’il faut faire un pas de côté, même quand ça irait trop loin.
Nous reconnaissons la justesse de cet argument.

MÉCANIQUE DE L'OFFENSE
Relayons ici une anecdote éclairante : avant la parution, en 2019, d’une bande dessinée tirée du livre de Tania de Montaigne, Noire (sous-titré "la vie méconnue de Claudette Colvin"), une responsable des achats de la maison d’édition, Dargaud, aurait tiqué sur le titre. Craignant probablement une polémique lors de la vente en langue anglaise, cette dernière aurait été très réticente à l’idée de nommer la bande dessinée Noire, car l’illustratrice du livre, Emilie Plateau, était blanche. Peu importait qu’en revanche, l’auteur du livre de départ, Tania de Montaigne, ne l’était pas (de toutes façons, devoir préciser cette information semble déjà absurde) ; peu importait l’hommage à une femme oubliée par l’histoire de la lutte contre la ségrégation ; peu importait la fidélité au titre original. On voit bien ici illustrées les possibles dérives de la censure qui s'insinue autour des causes légitimes comme le féminisme, la question décoloniale ou l'antiracisme (l'anecdote ici porte sur la question des "sensivity readers" dans le monde anglo-saxon. Il y a une certaine hypocrisie à vouloir remanier ou censurer des œuvres susceptibles de heurter certaines sensibilités, plutôt qu'à s'attaquer concrètement aux problèmes dans la sphère sociale et politique. Dénonçons ces œuvres, remettons-les en question, déconstruisons-les, contextualisons-les, ringardisons-les, ridiculisons-les ou marginalisons-les, ignorons-les, mais les rendre respectables en les travestissant ou en les censurant relève de la pantalonnade. Au final, la version anglaise du livre de de Montaigne et de Plateau s'intitule Black et n'a provoqué aucune vague).

CAPITALISME & CONVERGENCE DES LUTTES
En définitive, quel livre pourrait n'offenser personne ? Dans les sociétés occidentales, les limites de la liberté d'expression, et a fortiori de création, sont définies par les cadres de la loi, celle relative à l"'incitation à la haine"). Rappelons-nous que, fondamentalement, ce qui génèrent ces inégalités sociales, c'est le capitalisme et que la convergence des luttes sera plus efficace que leur atomisation en une multitude de revendications communautaires, identitaires ou corporatistes.

UN RELAIS NAUSÉABOND DE LA LUTTE DE #METOOBD
Il n'a cependant pas fallu longtemps pour que nous soyons confirmés dans notre démarche d'alerter sur toute tentation de rentrer dans des logiques de censure et d'interdiction : en février 2023, l'ex-journaliste Karl Zéro (qui fait partie du comité de direction de l'association Innocence en danger) met en cause un tableau (de Miriam Cahn) exposé au Palais de Tokyo pour cause de pédocriminalité, il est relayé dix jours après par une députée du Rassemblement National lors des questions au gouvernement, en se référant explicitement à l'affaire Vivés (liberation.fr/culture/arts/une-deputee-rn-veut-censurer-un-tableau-de-lartiste-miriam-cahn-au-palais-de-tokyo-20230321_FK2K4MHGUNEBTFH7EIGAT3PMXM). Conséquence funeste : le tableau fut finalement vandalisé le 7 mai 2023 par un militant.

UNE VAINE POLÉMIQUE
La levée de boucliers qui est advenue après la distribution à Angoulême de seulement 150 fascicules Les raisons de la colère pendant la seule journée de jeudi, le premier jour du festival, a eu quelques conséquences. Parmi elles, un recommandé de #metoobd adressée au Ministère de la Culture demandant que l'on retire les subsides attribués à la structure d'édition La 5e Couche, alors même que cette maison d'édition est solidaire de #metoobd. Dans ce combat, #metoobd a besoin de désigner des ennemis et ce fascicule, qui ne vise pas la question du sexisme, mais vise seulement à pointer le danger d'une logique de censure, devient le prétexte à ranger les auteurs du fascicule (La 5e Couche) dans le mauvais camp, étant donné la polarisation simpliste de ce débat, balayant toute nuance possible. On donne véritablement beaucoup d'importance et de gravité à ce fascicule, c'est trop d'honneur. Car il faut justifier l'attaque et donc, de façon performative, donner à cet épisode les atours d'une affaire de haute importance. Tout ça déssert le combat légitime de #metoobd, qui s'embarque ici dans une polémique vaine et chronophage.

LES VRAIES RAISONS
A moins que le but de cette manœuvre ne soit pas celui que l'on croit. Est-il vraiment question de sexisme dans cette affaire ? Surtout quand est faite la démonstration que cet opuscule ne porte pas sur cette question. La polémique autour du fascicule Les raisons de la colère a essentiellement lieu dans le microcosme, majoritairement blanc et bourgeois, de la bande dessinée alternative et de la micro-édition belge francophone (cette polémique est évidemment loin d'avoir les retentissements médiatiques des affaires Vivès ou Rupert). On voit dès lors qu'il s'agit d'avantage d'enjeux territoriaux qui sont à l'œuvre ici. C'est aussi prosaïque que ça. Et la cause de #metoobd est juste cyniquement instrumentalisée au profit d'intérêts stratégiques et politiques qui n'ont rien à voir avec les nobles objectifs de #metoobd. Evidemment l'idée n'est pas d'imaginer que la polémique a été déclenchée, à l'origine, dans le cadre de ces enjeux territoriaux. Il est clair que cette polémique est née au départ du simple fait de la polarisation du débat autour du sexisme. Mais, de toute évidence, cette polémique qui fustige La 5e Couche constitue un effet d'opportunité pour régler des questions de rivalités dans lesquels La 5e Couche n'a jamais souhaité entrer.

(*) PARENTHESE

LE CAS JUDITH FOREST
Nous avons pu être surpris, dans le cadre de ces débats, de la lecture très premier degré des livres de Judith Forest ; nous avons été surpris que certains n’ont pas perçu la dimension parodique de l'entreprise Judith Forest qui est effectivement un projet doublement machiste dans la conception du livre 1h25 (5C, 2009) : d'abord parce qu'élaboré par trois hommes sous le pseudonyme d'une femme, et ensuite, parce qu'il ramasse quelques clichés de genre dans sa narration. Le sens de cette entreprise n'est pas "dans" le livre mais dans le contexte visé par le livre. Toute la genèse du projet est clairement expliquée dans la suite, Momon (5C, 2011) qui nous raconte qu’en 2008, 3 éditeurs dépités par les ventes de leurs livres imaginent créer le "produit" attendu par le milieu régressif et immature de la bande dessinée (presse comprise), dont Vivès est d’ailleurs le symptôme. Cela prend la forme caricaturale d’un journal au féminin, très en vogue à l’époque.

UNE DIMENSION PARODIQUE
Le projet a donc d’emblée la volonté de pointer du doigt les stéréotypes à l’œuvre, y compris les stéréotypes de genre, ce qui permet de dépasser (et de comprendre) la conception doublement machiste de l’objet dans sa narration (l’ironie veut que le buzz Judith Forest a été lancé grâce à une pleine page dans les Inrocks signée par UNE journaliste, comme quoi les stéréotypes de genre sont assez intériorisés). On s'est moqué des travers d'un milieu et d'une profession qui suit les modes comme on dévale un ravin ou comme on tombe d'une falaise. Soudain, le public et la presse voulait lire des récits en "je" édifiants de résilience, écrits de préférence au féminin, saupoudrés de pédagogie pratique, d'érotisme et de petites névroses intimes. Judith Forest a été conçu comme une parodie.

UNE FÉMINISATION LENTE
Cela a marché. Précisément parce que le lectorat comme la critique, en bande dessinée, étaient/sont encore terriblement masculins. Si la féminisation de l'autorat va bon train (au sens où il y a de plus en plus d'autrices en bande dessinée), celle de l'édition commence à peine. Dans le milieu de l'édition, on est très loin du compte : l'argent est toujours dans la poche des mâles (entendre "éditeur" et "publieur", dans le sens anglo-saxon des termes). Précisons que cet éclairage n'est ni une relecture, ni une justification a posteriori de l’affaire Judith Forest puisque tout ça a bien été expliqué dans Momon écrit immédiatement/dans la foulée d'1h25, in tempore non suspecto. Et pour dissiper toute suspicion, La 5e Couche a publié une intégrale, Journaux, agrémentée et documentée de tous les articles et écrits (y compris un mémoire) autour de cette imposture.

UNE RELECTURE MALHONNÊTE
Vouloir, dix ans après la 5e Couche, dénoncer un livre comme 1h25 que La 5e Couche avait elle-même déconstruit en long et en large dans Momon et Journaux, procède d'une relecture malhonnête, parce qu'elle force la fausse naïveté de cette relecture et force une lecture au premier degré là où le doute n'est plus permis dès lors que la démarche est amplement documentée. Les détracteurs du projet Judith Forest dénoncent donc ce que La 5e Couche a clairement échafaudé d'emblée, exposé, analysé et déplié, un ensemble d'éclaircissements sur la démarche que ces mêmes détracteurs feignent d'ignorer et tentent d'occulter pour justifier cette relecture de mauvaise foi. Il y a donc quelque chose qui relève d'un renversement des valeurs : là où La 5e Couche a joué les révélateurs, certes avec une démarche piègeuse pour la presse et les lecteurs, autour de la question des stéréotypes (de genre, de narration, de représentation...), elle se voit sournoisement prise à partie sur ce terrain-là.
Pour prendre des exemples, c'est comme s'il on dénonçait le racisme d'un OSS 117 ou le sexisme d'un Austin Power, là où Michel Hazanavicius et Mike Myers jouent la carte de la parodie et mettent en boîte ces comportements odieux. Il est vrai qu'en son temps, un Nabokov a pu être accusé de faire l'apologie de la pédophilie pour son Lolita, c'est un comble (toute comparaison gardée bien entendu).

UN ACHARNEMENT QUI S'EXPLIQUE
Alors pourquoi tant d'acharnement à procéder à cette révision des intentions originelles du projet Judith Forest ? Un des éléments de réponse est pour le moins prosaïque : il se fait que la plus virulente des contradicteurices de Judith Forest sur les réseaux sociaux faisait partie de La 5e Couche peu avant la parution d'1h25. A l'époque, elle ne fut pas mise dans le secret de l'imposture Judith Forest parce que les trois auteurs du projet voulaient obtenir des retours de lecteurs candides. Lorsqu'elle fut mise au courant du subterfuge, elle en fut profondément vexée et quitta la structure d'édition. Voilà des faits que la blogueuse s'est bien gardée de révéler à ses followers. Ce pourrait-il dès lors que cette polémique, relancée tardivement et consistant à falsifier des faits déjà étayés par La 5e Couche, relève en fait d'un simple ressentiment, d'une rancune tenace ? L'hypothèse n'est pas à écarter.

Fin de la longue parenthèse.

Fiche

Visuel
Année
2023
Co-auteur.trice(s)
Xavier Löwenthal