Elle a fait un bébé radio du cinéma toute seule (ou presque)

Publié le  23.06.2016

Aurélia Balboni, peintre sonore 

par Maud Joiret

« Aujourd’hui, ma mère a tenté de payer le buraliste du village avec des billets de Monopoly, elle pensait qu’il ne ferait pas la différence. Elle est atteinte d’une maladie neurodégénérative appelée “démence sémantique” : une pomme, une chaise, une fleur sont des mots qu’elle ne connaît plus. Ma mère n’aura jamais conscience de sa maladie. Elle trouve qu’elle va très bien. »

Aurélia Balboni a trente ans quand elle décide d’enregistrer les mots de sa mère. Nous sommes en août 2011 et ça fait dix ans qu’une maladie méconnue fait progressivement perdre à Françoise Gibert le fil normal de sa vie. Elle a fondé l’un des premiers centres d’art contemporain dans les années 80 et en a été directrice. Plasticienne de formation, elle décide de transformer sa grange en lieu d’exposition, comme elle le faisait déjà depuis des années, et en librairie. Elle finit par y vendre tout et n’importe quoi, toute la maison y passerait. L’une de ses trois enfants qui habite pas loin lui consacre davantage de temps et d’attention. Avec pudeur, par petites touches sonores qui ne sont pas sans rappeler les pinceaux et crayons de Françoise Gibert, Aurélia Balboni enregistre pendant trois ans les déambulations de sa mère, les manifestations de la maladie, la vie avec elle, avec son frère Raphaël et sa soeur Florence.

Les Mots de ma mère, c’est 52 minutes de documentaire sonore et c’est surtout le fruit d’une impulsion, une part d’intime qui jamais ne verse dans le voyeurisme, un temps chorégraphié comme une partition à cinq voix: celle d’Aurélia et de son frère, celle de sa soeur, celle de sa mère, recueillie avant qu’elle ne se perde et celle qui tient les fils de ses mots à elle, celle de la maladie. Aurélia Balboni n’est pas dans le “dire”: on n’assiste pas ici à des interviews de tel ou tel protagoniste pour savoir comment il ou elle se sent par rapport à la situation. On est dans le sentir. La pièce s’ouvre d’ailleurs sur des sons qui glissent, de longs traits se répètent, puis ricochent avant de repasser, énergiques: quelqu’un dessine au fusain. Puis on entend: “Comment je m’appelle? Je m’appelle Françoise Gibert.” “Et tu as quel âge?” “65 ans.”

Aurélia Balboni travaille le motif. La composition des Mots de ma mère tient de la partition ou du tableau, des deux à la fois. Pour faire entendre ce qui s’en va dans ce qui reste, pour photographier l’instant qui fuit comme un voleur, elle positionne les feuilles de dessins, les appels téléphoniques de son frère, les bruits du jardin, des cadenas qu’on a fini par y apposer, de la nuit, en boucles qui se palimpsestent, gagnant en ouverture de champ. Elle s’empare aussi des répétitions – celles des thèmes qui étoilent la vie qui se joue là comme celles qui gagnent du terrain sur les mots de Françoise Gibert: la couleur et l’histoire de la voiture, ou les trajets, de plus en plus improbables, irréalisables, vers Troyes, rencontrer des artistes, faire des photocopies. Redire, expliquer encore ce qu’elle fait avec son micro, son matériel. Et puis les notes de Vivaldi que sa mère écoutait dans la voiture, qu’elle fait résonner à présent dans la maison, un tourbillon de notes qui accompagnent ses déambulations.

“Je t’enregistre”. “Ah. Comme tu veux.” Françoise Gibert ne se rend pas compte qu’elle passera sur France Culture à travers le documentaire de sa fille. France Culture, c’était la seconde voix de la maison familiale, en fond tout le temps, mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle Aurélia Balboni s’est mise à faire de la radio. D’abord il y a cinq ans de sociologie à Paris. Puis une formation à l’IAD en montage images et sons. En sortant de l’école, elle travaille sur des projets d’auteurs, des projets longs, où on fait et défait. Elle apprend à prendre le temps. À écrire une histoire avec des personnages, des enjeux, un récit – que ce soit documentaire ou fiction. Puis elle rencontre Sonia Ringoot qui cherche quelqu’un pour monter son documentaire radiophonique En quête de terre. C’est l’époque où la maladie de sa mère s’installe dans leurs vies. Sonia l’encourage à prendre le son, lui prête du matériel.

Au début, Aurélia filme et prend le son, puis n’arrive plus à faire les deux en même temps. L’état de sa mère se dégrade vite. Les micros ont l’avantage d’être moins invasifs que la caméra et de se fondre plus discrètement dans le décor. Assez rapidement, l’histoire qu’elle veut raconter s’impose à elle. Le choix de la radio, aussi. “Le montage, surtout en radio, offre des possibilités de narration formidables”. Elle en aime la plasticité. Et puis “c’est plus simple aussi, pour savoir où se mettre pendant le tournage.” Elle s’y prend par étapes. D’abord: l’enregistrement. L’été suivant, elle fait écouter 45 minutes de rushs montés à des amis réalisateurs (“de films. De radio: je n’en connaissais pas.”) Cette histoire tient tellement à l’intime qu’elle ne sait pas si elle tient vraiment quelque chose, si c’était montrable, écoutable, cette situation-là. “Au vu de leurs retours, j’ai commencé à monter tout en enregistrant. Je savais par exemple que je voulais plusieurs scènes de dessin parce que c’était quelque chose de très prégnant dans la relation entre ma mère et ma soeur et dans le combat dans la maladie. Mais j’en ai raté plein, soit parce que je n’étais pas là, soit parce que la prise de son était mauvaise. J’en ai fait une dizaine. Ça prenait du temps au montage, il fallait que je choisisse, ça pouvait paraître long, ou ennuyeux. Les scènes avec mon frère aussi, je ne voulais pas qu’on sente que c’était quelqu’un de distant, froid, qui ne fait rien, ou qui ne fait rien que téléphoner. C’était un long processus. ” La collaboration avec un monteur, Mathieu Haessler, l’aide beaucoup.

Aurélia s’entoure, montre, revient, fait, défait, apprend à prendre le temps. Un enfant naît pendant le montage, elle fait une pause. Se rend compte ensuite que cette suspension là a permis de prendre du recul. Le rythme de son récit évolue. Composant avec l’immédiat pour mieux le distiller, elle attache un soin infini au traitement de son sujet. Elle fait un travail d’autrice. Elle pose des points de tension, dessine les motifs, écrit le scénario puis le réécrit.

Forte de son expérience en montage audiovisuel, elle sent à la fois la radio comme un médium permettant plus de possibles techniques et narratifs, mais aussi comme un territoire soumis à moins de pression, pour elle qui vient du cinéma. Elle cherche ce qui lui plaît, dans le genre, écoute Sur les docks (France Culture toujours) et aussi Les pieds sur terre, beaucoup, pendant qu’elle écrit. “Je voulais vraiment des plans séquences en radio: de longues scènes, pas trop coupées. Yann Paranthoën s’exprime justement quand il dit que : la radio devrait être un outil d’expression et pas le support d’autres expressions. La radio n’est pas un porte voix. Qu’il y ait un langage de plus cela me parait très important. Trop de gens se servent de l’outil pour propulser un discours. Les voix ne sont pas plus importantes que les sons. L’essentiel est que quand il se rencontrent, naisse une troisième lecture.”Elle retient aussi les mots de Christian Rosset : Il ne faut pas confondre musique et musicalité. Ce n’est pas tant la beauté des timbres, des voix, des bruits qui compte que leur articulation.

Sinon, ses lectures, c’est surtout cinéma. Les Mots de ma mère est un bébé radio du cinéma – du cinéma direct surtout.

Dès le départ, elle sait aussi qu’elle veut obtenir une subvention. “C’est important: c’est une reconnaissance de ton travail et une motivation”. Sonia Ringoot lui explique comment envoyer un dossier au Fonds d’Aide à la Création Radiophonique de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Rodée à l’écriture de dossiers depuis sa formation de sociologue, elle se fait encadrer aussi pour construire la note d’intention: comment développer un sujet, comment l’argumenter. Et obtient le soutien. “C’est encore possible d’avoir des aides à l’écriture grâce au FACR, c’est génial et un peu unique. Pour les films, c’est plus compliqué, je crois qu’il est encore possible d’obtenir des aides en étant seule mais on nous accorde moins de crédit. Enfin, je vais essayer”.

Grâce à la structure de production de l’acsr, qu’elle a finalement rejoint en fin de projet (“parce que je voulais travailler seule ou avec des gens que j’avais choisis. J’avais envie de chercher et de me perdre moi-même.”), Les mots de ma mère a été envoyé dans des festivals internationaux et traduit en anglais. Il a obtenu le Prix “Special commendation” au Festival Europa 2015 à Berlin et le premier Prix radio aux Premios Ondas de la radio internationale 2015, en Espagne. Le 17 juin 2016, Aurélia a reçu le prix Scam France de l’oeuvre radiophonique de l’année.

À présent, il y a l’été pour penser aux nouveaux projets, prendre le temps de les faire pousser. Quelques-uns en montage, de films, d’autres en radio, tantôt avec d’autres et tantôt en solo. Mais il semble que toutes les saisons d’Aurélia Balboni lui donnent l’énergie de la proximité, du tous les jours, de l’intime qu’elle ne cesse d’observer pour à son tour participer à sa création.

 

>>> écouter « Les mots de ma mère » sur le site de l’acsr

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